• Ondine
    Je marche sur  mon dernier chemin, je te contemple pour la dernière fois, soleil ! L’éternel sommeil va me saisir sans que l’hymne nuptial et l’anneau d’or ne m’aient apporté l’amour heureux. Poisson, poisson-pilote, guide-moi jusqu’à sa nef blanche. Jardinier, couche-moi au pied de ce rocher, là où la pluie doucement calmera mes pleurs brûlants et où mon corps revenu à la terre verra encore les jours et les nuits s’écouler. Quelles offrandes ferais-je à la Mort pour conquérir ce qu’elle a emporté ? Mon amour sur elle n’a aucun pouvoir.
    Le jardinier
    Amoureux, je me courbe vers toi et me couche sur toi ainsi qu’un pur amant. Tristes épousailles où il me faut attendre la mort de l’aimée pour en goûter l’odeur et obtenir son consentement. Je n’étais que le rêve de ton ombre et le sourire que tu offrais à la fleur, à la vague et même à l’homme noir, m’était douceur. Je l’ai trouvé dans sa corbeille de mort, le visage transparent aux reflets d’une âme sans trouble. Sans souffle entre ses narines pâles, la bouche close à l’univers, retenant à jamais la dérive de son être. Là je l’ai trouvée, mon amante. Dans mes bras je la porte jusqu’au sable d’or pour qu’au matin l’écume des eaux la berce dans ses  rouleaux étincelants. Une lumière s’est éteinte. Et ton souffle à cet instant a chaviré dans l’oubli des jours gagnants les rives antérieures. Avant, juste avant l’ultime sommeil, le regard merveilleux très loin s’est fixé, bercé des terribles instants offerts par le prince. Et moi, le jardinier, j’ai fermé ses yeux de lumière sans qu’elle ne m’atteigne jamais. J’ai roulé sa tête dans mes mains pour en connaître la lourdeur mais jamais l’abandon. Qui peut me dire la couleur de cette plage, sa douceur et son odeur ? Qui peut me dire que demain l’astre d’or reprendra sa place ? Ténèbres, engourdissez tout mon être, anéantissez mes pensées, détournez cette épée de feu. Quand donc cessera ce cauchemar que certains appellent la vie ?  Un jardinier n’a que faire de la vie. Sa place n’est pas face au bonheur, face aux émotions des  grands. Il se tourne sans cesse au-dessus de la terre noire, la retourne, la caresse et prie la lente poussée du végétal. Dieu retire-lui tout pouvoir de penser, tout pouvoir de lever les yeux à la face de la voûte céleste. Refuse-lui d’entendre le vent et de jouir de sa brise sauvage. Le jardinier n’a que faire de l’herbe sauvage. Il est sur cette terre pour moissonner et mourir, pour colorer les tables des convives, veux-là qu’on appelle rois et princes. Jardinier pourquoi rouler dans tes mains cette tête d’or ? Elle est trop lourde pour tes mains cahoteuses, trop légères pour ton regard. Retire-toi, laisse entrer la procession des parents et des amis. Retire-toi avec ta souffrance de pauvre, retire-toi avec  tes larmes de manant.

    Océan
    C’est moi, c’est Océan, roi des Eaux du monde. Quelle est ta prière, prince aux pieds de terre, sinon l’écho étouffé de mes hurlements. Redoute ma déchirure. Ecarte-toi. Laisse-moi contempler la tête d’or de ma fille maintenant que le profond sommeil me l’enlève et qu’auprès de la Reine Morte enfin elle étende son corps vierge. J'aimais Ondine, les sentiments de quarante mille amants ensemble jamais n’auront l’étendue de mon amour. Allons, montre-moi ce que tu veux faire pour elle…. La pleurer toute une nuit, combattre l’injustice fatale ?

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  • Nessoa
    Allons Océan, tu n’as pas besoin de ce masque pour me fuir. Ne  bouge pas que je tourne autour de ta grandeur que je redécouvre celui qui est parti sans un mot. Tu as vieilli Océan, ton front est plus large et tes épaules se courbent mais tu n’as pas perdu l’élégance de tes gestes. Ta bouche sans sourire a le goût du dégoût.
    Océan
    Je n’ai rien à te dire, Nessoa.
    Nessoa
    Je le sais, cela fait vingt ans que tu n’as rien à me dire. Cela fait vingt ans. Depuis qu’un matin à ta cour tu es passé me frôlant sans me voir et ce matin-là tu as passé l’anneau à une autre, l’anneau que tu avais béni pour moi.
    Océan
    Notre histoire était finie. Quelle histoire d’ailleurs ? Notre histoire n’a jamais existé.
    Nessoa
    Le passé aboli par toi, effacé de ta mémoire, gênant ton nouvel amour tout de grâce et de pureté ! Tu t’es détourné de ma vue comme si soudain j’étais devenue de verre, transparente et si parfois dans un couloir de ton palais tu te cognais à  moi, tu ne sentais pas le frôlement de mes voiles. Tout ce temps, combien de mondes as-tu parcourus avec elle pour qu’elle en découvre les beautés ? Combien de jours as-tu lu pour elle en commençant à la lettre A le livre des temps ? Combien de nuits as-tu connu son corps lisse ? Tous ces jours et toutes ce nuits où tu renaissais je me suis enfoncée dans mon palais d’algues, dans le sol mouvant de l’océan endormi. Quand je me suis éveillée elle était morte.
    Océan
    Est-ce pour que j’entende tes reproches que jusqu’ici tu es revenue ?
    Nessoa
    Détrompe-toi, ma colère a passé, tu ne me hantes plus. C’est pour ta fille Ondine que je suis en ces lieux redoutant son égarement.

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  • Océan
    Cette liqueur s’enfoncera au plus profond de moi pour éloigner le mal funeste du souvenir. J’aurai, pour quelques heures, la tête auréolée de la brume divine. Borée, je me souviens des jours anciens et je m’enivre de leur fuite insoutenable. Ma première nuit à ses côtés avait ces parfums et cette fraîcheur. Dis-moi, Borée, quelle couche choisirai-je cette nuit ? Je veux dès demain retourner au bord de tes rivages, loin des miens, loin de ces liens terribles.
    Borée
    Combien de jours encore abuseras-tu de ton mal, combien de nuits te faudra-t-il à t’écoeurer avec des passantes ? Ne peux-tu rejoindre enfin les tiens et apaiser ton tourment ? Je suis las pour ma part de ces chevauchées et de ces lieux visités toujours renouvelés. J’ai passé ma jeunesse à ces fantaisies, regardant les corps sans connaître les âmes.
    Océan
    Quelles âmes ? Ces souffles et ces torsions n’ont rien que l’âme façonne. Détrompe-toi Borée, nos caresses sans tendresse n’ont pressé que leur chair odorante et si parfois elles ont cru que l’amour précipitait leur cœur, elles ont confondu l’émoi de leur désir avec le véritable amour.
    Borée
    Je n’ai pas comme toi le goût de l’extrême dérision. Cela t’est sans doute plus aisé, toi qui as connu une heureuse union et qui chaque jour peut regarder grandir tes filles aux longs cheveux. J’ai donné souvent ma tendresse, j’ai écouté leur confidences et si je ne me suis jamais attaché à aucune d’elles, c’est bien plus la marque de mon incapacité à aimer plutôt que le dégoût d’elles qui m’a éloigné. Ce jour je voudrais tendre ma main vers l’une d’elles, la reconnaître enfin. Mais je suis passé par tous les monts, par toutes les vallées, sans jamais la reconnaître tout à fait. Je suis en quelque sorte un monstre de solitude, incapable de retenir l’image de l’autre face à la mienne. Je ne suis pas comme toi dégoûté pour celle qui a dormi une nuit à mes côtés, je suis bien plus dégoûté d’avoir à la quitter et courir ailleurs toujours à sa recherche.
    Océan
    Tous leurs visages sombres n’ont rien qui parviennent à m’émouvoir. Elle sortait nue de l’eau, plus fraîche que le lys, plus douce que la perle, plus éclatante que le soleil de midi. Elle avançait jusqu’à moi, sans me voir, sa démarche esquissait à peine une trace sur le sable et quand enfin elle posa son long regard sur moi, elle ne rougit pas de sa nudité, elle ne  s’étonna pas de ma présence. Elle murmura seulement qu’elle m’avait enfin trouvé. Elle n’avait que quinze ans et c’était le jour où, pour la première fois elle connaissait la chaleur du soleil, le chant des oiseaux et le bruit des vagues.

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  • Le prince
    C’est toi mon ami ? Ne me cherche plus, je me repose ici. J’aime parfois dormir à la proue et entendre les bâches résonner sous les paquets de mer. J’aime entendre la voix franche des marins plaisantant et buvant leurs rasades. Vivre ainsi me convient, gai, un peu débraillé. Je redoute le retour près de ma mère, dans mon royaume.
    Borée
    Les côtes approchent, prince. Vous devriez rejoindre votre cabine et changer vos vêtements. La cour vous attendra dès votre arrivée au port.
    Le prince
    Hélas, dans quelques heures je serai à nouveau dans l’ombre chancelante de cette grande salle aux dalles luisantes qui soupirent sous les pas des autres princes marchant depuis le passé. Chut ! J’entends leurs pas. Ils arrivent deux par deux, bottés, la tête couronnée de laurier gagné au cours des batailles menées au creux des vallées. Je les entends parler en brave, avec ces accents graves des gens qui ont agi. Et voilà aussi, le jeune prince, mon lointain cousin, tourmenteur de la belle noyée. Je le vois, si loin devant.
    Borée
    Vous devez être fatigué, après cette nuit de tempête et le naufrage.
    Le prince
    Quoi, toi aussi tu t’alarmes ? Parce qu’un prince a glissé par-dessus bord, tu t’inquiètes. S’inquiète-t-on quand c’est un vieillard inconnu qu’on jette dans l’océan ? Ce naufrage m’aura permis de connaître une île délicieuse et d’être éveillé par de charmantes jeunes filles. Et votre voilier ne m’a-t-il pas trouvé sur cette plage pour que je suive mon destin sans retard ? Cette mort-là m’aurait été bien douce, je serais mort en héros, ou presque, en tout cas on l’aurait fait croire à mon peuple. Et je serais pleuré, jeune mort sur le chemin de la gloire. Au lieu de ça, je retrouve les jours gris. Mon propre navire, dit-on, a fini sa route et se trouve à bon port. Mes compagnons sont sains et saufs. Aucune errance ne m’est promise. De ce voyage, je ne garde d’heureux que notre rencontre. Ce n’est pas seulement l’heureuse arrivée de ton voilier sur cette plage, c’est ta présence en contretemps de ces jours où la raison m'installe dans le palais de mes pères pour y régner désormais.
    Borée
    Que reproches-tu à ton destin ? N’est-ce pas envieux d’être prince ?
    Le prince
    Je n’ai ni les privilèges de mes ancêtres, ni leurs douleurs extrêmes, ni leurs passions dévastatrices. Mon costume d’homme moderne me pèse bien plus que leurs cotes d’acier ? Je n’ais pas non plus leurs doutes superbes et leur détresse fatale.

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