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L'écrivain, infirme de l'âme, pose son crayon sur les chemins blancs des pages, comme l'aveugle pose son bâton sur les chemins de terre.
Remerciements à Yves-Marie Jacob
Photos : "Ma ballade avec Holga"
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Septième lettre
David,
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Sixième lettre
Caritas est à Athènes. Elle m'oublie. Hier, le bateau bleu a emmené les derniers estivants. Les vents et le crachin m'obligent à rester dans ma chambre ou à jouer au jacket avec le vieux Byblos, dans sa taverne sombre. Il prépare les souvlaki et je déguste avec lui les petits plaisirs qui restent aux vieux. J'ai mille ans. Caritas est très loin. Ritsos aussi est retourné à Athènes. Je sais qu'ils se rencontrent. Leurs lettres me le disent à moitié. Je devine que l'autre moitié m'est interdite. Caritas m'aime encore assez pour me mentir. Je délire et dérive.
Le matin, à mon réveil et à celui de l'astre du jour, les objets sont trop lourds. Chaque fois que le soleil reprend sa course, ma chemise et mes livres s'appesantissent au point que je les soulève avec effort. Le centre de gravité de mon corps se déplace. Quand les objets s'alourdissent, figés dans leur inertie, absorbés par le cheminement solaire, c'est mon corps qui s'allège.
Depuis leur départ à tous, je me promène sur les plages désertées qui se peuplent d'algues brunes, longs cheveux de Caritas que la mer rejette. Je la regarde cette mer, depuis l'aube, après mes nuits d'insomnie. Je parle à ses vagues qui couvrent ma voix et je crie au monde. Je lui crie mon ignorance, la fatale question qui m'empoisonne lentement comme la flèche d'un sauvage. Je crie parce que je suis impuissant à parler plus fort que la mer. Un vieillard traverse les dunes avec son âne frileux. De loin, ils me regardent : l'un avec son regard perçant des hommes du Sud et l'autre avec son orbite ronde et mouillée. Le vieillard laisse aller l'âne à son rythme. Il s'assoit un temps sur une dune et je m'approche. Il me raconte en grec- des histoires de son pays, l'hiver qui arrive. Dans ses gestes et à sa façon de rouler son tabac entre les doigts secs, je sais qu'il connaît la réponse à ma question. Il détient le secret. Cela ne le rend ni humble, ni orgueilleux. Il est là, ce vieillard, assis sur la dune de son île, et chaque jour, il traverse la plage pour aller jusqu'à son champ ou à sa barque de pécheur. Il s'assoit toujours à cette place. Ce matin, tous les deux, nous regardons la mer et son orage. Tranquille, il observe les éléments depuis le ciel jusqu'au sable encore chaud de l'été. Pour moi, il parle avec la langue de son pays et son sourire se perd dans le rêve. Je me tiens assis à ses pieds et je comprends soudain, à ses rides blanches, ce que le monde refuse de me donner. Le vieillard est recueilli dans cette pose qui n'est pas celle des priants mais de l'homme en joie, accordant ses mouvements -ceux du dedans- à la nature marine. Nous tournons le dos à la terre, et ici ce n'est qu'une île fragile, cassée, en appui sur les eaux blanches. Le continent est trop loin pour qu'il nous alourdisse, nous écrase, contre sa masse inerte. Le vieillard repart avec son âne, plus loin.
Je m'étends sur la dune, les mains croisées sous la tête et je respire l'instant de grâce que la vie m'accorde. Des rayons de lumière parfois me pénètrent et j'entends l'univers du dedans. Je me souviens des longs abandons de Caritas et une larme de reconnaissance glisse sur ma joue. Je revois dans un mirage sa démarche féline qui s'attarde au souffle venu des profondeurs, ce souffle qui m'écrase et qui la rend légère. Caritas et le vieillard ont le même rire bruyant, quand des rires vulgaires s'arrachent de mon pauvre corps. Je crie mon désespoir, même la mer et ses mouettes ne me répondent pas. Leurs voix s'éloignent de moi, je demeure isolé dans ma carapace d'homme incapable de sentir la vérité, pétri dans sa chair de merde, et comme l'enfant je me débats. Mon cri est atone. La mer, les mouettes l'ont couvert de leurs paroles ouvertes au sens. Je pénètre la douceur du sable et je le modèle dans mes doigts, pour en capter la forme et la densité, pour y trouver ma nouvelle Galatée. Je sculpte inlassablement, captivé par ce geste et par la sensation de la boue dans ma paume. Je voudrais m'en habiller le corps, le noircir et sentir l'enveloppe de cette nouvelle peau. La dune devient le corps de Caritas. Je roule sur elle, je pétris ses seins, je meurtris sa bouche, je griffe son dos et je tente, impuissant, de happer ce qu'elle possède et qui me fait tant défaut. Je n'arrache que la boue de l'île et mes ongles s'encrassent. Etre là et m'endormir dans ses bras, dans sa cavité autour de mon pauvre corps enroulé.
Je m'allonge sur le côté, passe mon bras autour de ma tête et regarde la mer, depuis la plage : étendue d'où ne surgit pas la pensée, âme sereine, morceau d'univers, quand je ne suis que morcellement. Je me lève, soudain transpercé par l'épée d'Ajax.
Je retourne au village. Byblos m'attend dans sa taverne. Ce n'est pas qu'il m'attende, moi, mais il est toujours là quand je viens et c'est comme s'il m'attendait. Sa présence me rassure, son attente me rassure, sa voix me rassure. Il ne demande rien, il n'attend rien de moi. Il reste derrière le comptoir en bois quand j'arrive et me salue, rapidement pour ne pas me déranger. Ma solitude le rend respectueux. Je le salue à mon tour, pour le remercier de ne pas m'attendre, de ne rien attendre de moi. D'exister. Certaines heures je divague dans ma chambre, je ne parviens pas à trouver le repos. Au fil des jours j'apprends. J'entre dans ma peau, je fais le tour de moi et je ris de me reconnaître, je tourne autour de ce moi retrouvé. Avec Byblos, nous dansons sur un vieux rébétiko. Il ne dit pas que je suis fou, ni rien de tout ça, il danse avec moi comme un fou, homme du don. C'est lui, avec son regard en miette, qui caressait, dans l'été, le long cou de Caritas.
Comment est l'automne à Paris ?
Ton frère, Michael
AUTOMNE
Plus rien ne t'appartient
tu n'entends plus le vent
tu ne verras plus
Œdipe aveugle.
les feux te mangent la cervelle
sans merci.
<o:p>
</o:p>La mer basilic frisé.
Un sourire jadis effleuré
nous glisse entre les doigts.
Reste la pluie qui fait l'amour avec les pierres
et les vieilles maisons en secret qui dansent.
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6h30 : avant de me lever, je plonge dans la lecture de « Les lions du Panshir». 1982, Jean-Pierre a trahi Jane et les habitants de la vallée. Jane s'enfuit avec Ellis dans le Nuristan, à travers les montagnes d'Afghanistan. Je n'aurai pas le temps.
7h : douche rapide. Quel temps fait-il ? choisir des vêtements, se coiffer. J'ai une mine blanche et grise, les cheveux en bataille. Le miroir est terrible, la cinquantaine est proche. Se maquiller. Préparer le petit déjeuner, celui de ma fille, le mien. Ranger la maison, descendre la chienne, ne pas oublier de fermer les fenêtres. Je n'aurai pas le temps.
8h27 : je dépose ma fille devant la cour de son école, j'achète une baguette à l'ancienne : « Bonjour, pas de croissants ce matin ? », le boulanger est sympathique. Tous les jours il est là avec sa camionnette sur le parking de l'école. J'écoute Europe 1 : Elkabach, qui agace ses invités et moi aussi, ou bien des chansons françaises que je reprends en refrain. La route dans les champs fleuris. Les croisements. L'arrivée au lac. Je n'aurai pas le temps.
8h45. Saluer Homère qui se laisse caresser gentiment, malgré son allure de molosse. Remercier Gégé pour le café du matin. Vérifier la trésorerie, penser à rappeler Gad. Ouvrir les dossiers, les refermer, répondre aux fournisseurs, improviser, recompter, décompter, saluer les artistes, plaisanter avec mes collègues, imiter les blondes. Je n'aurai pas le temps.
11h30 : La Mercedes a franchi la grille : « bonjour, Monsieur le Président. » L'heure du repas approche, l'après-midi au même rythme. Je n'aurai pas le temps.
18h30 : retour à la maison, j'embrasse mon mari et nos filles : « Comment s'est passée ta journée ? » S'activer pour le repas du soir. Dans la cuisine, j'aide ma fille à faire ses devoirs : la conjugaison des verbes irréguliers ou la circulation sanguine. Le journal de 20 h. « Il est l'heure de te mettre en pyjama, n'oublie pas de te brosser les dents ». « Oui, maman. » Au lit. « Maman chérie que j'adore, un bisou. J'ai soif. » Je n'aurai pas le temps.
21 heures : J'ouvre mes cahiers. J'ouvre mon ordinateur. Je ferme mes oreilles. J'entends le bourdonnement d'une rivière qui chute et je vois les montagnes enneigées d'Afghanistan. Je commence d'écrire. Je prendrai le temps.
J'avais oublié, aujourd'hui, on est dimanche !
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Cinquième lettre
Septembre approche. L'automne viendra vite. La mer déjà se prépare. Les marins n'aiment pas le début de l'automne. Son équinoxe. Ce jour-là, Caritas partira. Nous le savons depuis le début. Elle repartira à Athènes pour ses études. Je ne sais pas si je la suivrai. Peut-être dans l'hiver, je la rejoindrai. Je ne sais pas. Aurons-nous encore envie de partager nos heures ?
Que faites-vous à Paris tous les trois ?
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