• J'ai découvert ce village dans un de mes lointains voyages. J'avais traversé plusieurs contrées jusqu'à ce qu'on me parle de cette histoire qui se déroule dans un pays de champs lointains, avec l'écho des montagnes douloureuses et la voix fraîche des jeunes filles avant les épousailles.

    Là-bas demeure un village en pierres dorées, bordé d'arbres au tronc d'ivoire, qui jamais ne frémissent à l'onde du vent mais laissent les oiseaux sauvages s'y poser avant leur ultime destination.

    Les hommes y meurent jeunes et les femmes, centenaires, chantent leur gloire éternelle et leur éphémère présence. Elles vont par deux ou trois sur les chemins de terre et portent jusqu'aux arbres sacrés leurs offrandes aux dieux de larme. Muettes tout le jour, elles ne laissent échapper une parole que lorsque le soleil vert a basculé derrière la colline du soir. A la première étoile au bord du cercle opale de la lune, elles chantent une mélodie dans une langue oubliée. Les nimbes blancs de leurs longues chevelures et leurs mains ridées révèlent l'unique marque de la vieillesse : leurs visages inoubliables n'évoquent aucune souffrance. Ni la marque de la mort inévitable, ni les griffes du temps, n'imposent leur courbure maléfique.


    Lorsque leur mort approche, avant l'aurore, elles s'éloignent, un sourire  flottant à leurs lèvres pâles. Elles vont s'étendre en bordure du fleuve mouvant. Lorsque le soleil vert a repris sa course, les jeunes filles quittent le village avec leurs jarres et leurs paniers. La dernière est seulement chargée d'un flacon scellé, contenant l'huile bénite. Quand elles découvrent le corps de la morte, elles déposent en cercle les jarres et les paniers. De derrière les buissons mauves, elles tirent une litière de roseau tressé. Elles posent leurs mains sur la lisière de la robe en lin que la vieille a revêtue avant son départ. Elles pleurent toutes sans larmes, ni gémissements et la jeune fille au flacon dépose l'huile en gouttes d'or dans la paume des mains, sur les chevilles et sur le front lisse. Après l'onction, l'une après l'autre dépose une fleur de mousse, une goulée du fleuve ou un galet plat sur le corps de la gisante.

    Les jeunes filles transportent alors jusqu'au village la litière. Les vieilles, les voyant passer, couvrent leur visage d'un voile blanc, seul signe de deuil. Les portes du temple s'ouvrent et la morte est couchée sur un lit d'herbe séchée au pied de l'autel jusqu'à la tombée de la nuit. Les prêtresses préparent la morte pour sa longue traversée. Elles la revêtent de la large robe qu'elle avait tissé pour le jour des ses noces.

    A la tombée de la nuit, le fils, ou le plus souvent le petit-fils de la défunte, surgit dans le village. Hormis le temps des épousailles, c'est l'unique jour où un homme a le droit de franchir l'enceinte. Il soulève le corps dans ses bras, comme celui d'une épousée, et précède  la procession de femmes qui serpente jusqu'au fleuve. Il dépose le corps dans une barque noire. Une prêtresse esquisse un geste de bénédiction et couche aux côtés de la vieille le diptyque peint le jour de ses noces anciennes par le peintre des siècles.

    La procession reste en prière jusqu'à ce que la barque, poussée dans le lit du fleuve, disparaisse. Le lendemain matin, la barque noire est amarrée de nouveau sur la berge fleurie sans que personne ne sache, ni cherche à savoir, qui l'a reconduite et qui l'a déchargée de son secret.

    Au solstice d'été, les hommes descendent des montagnes, pleins de fureur et de chants puissants. Pour quelques jours, ils envahissent le village de leur vacarme, de leur langue fleurie. Toutes les femmes les accueillent comme une délivrance et reconnaissent les visages aimés. Les épousées se tiennent dans les ruelles à attendre leurs embrassements. Les enfants, en bandes désordonnées, les assaillent de leurs cris maladroits. A l'ombre des seuils, les jeunes filles à la voix fraîche restent à les regarder en retrait. Les jeunes gens, à la traîne des aînés, laissent passer le tumulte et attendent sur la place pavée qu'on leur apporte des boissons fraîches et des galettes dorées. Les jeunes filles s'affairent autour d'eux et laissent flotter leurs robes contre les jambes nues des jeunes gens. Les yeux se cherchent, les mains se frôlent.

    Toute la nuit, le village est en fête. Les jeunes filles sont tenues à l'écart. Les épousées du dernier an veillent à ce que personne ne manque ni de nourriture, ni de boissons. A la nuit tombée, les hommes mariés rejoignent leurs maisonnées. Les autres s'endorment dans la vaste maison des hôtes. La coutume veut que les jeunes gens passent la nuit d'avant leur mariage dans le lit des veuves encore en âge. Le village s'endort sous les rires, les râles et les frémissements.

    Quand le soleil se lève, les prêtresses annoncent le jour béni des épousailles venues. Le peintre des siècles, arrivé de la plaine, installe ses couleurs éclatantes au centre de la place et dispose les panneaux de bois.

    Cette année, trois jeunes filles ont revêtu les robes de noce. Jusqu'au champ sacré, elles s'avancent, suivies des villageois. Autour de l'autel de plein air, tous prient ou discourent sur les saisons et les souvenirs. Les jeunes filles attendent leurs promis qui sont les derniers à pénétrer le cercle sacré. La cérémonie débute dans les chants et l'allégresse.

    Une fois par an, les hommes du village s'unissent à leurs épouses. Une fois par an, le village sort de la monotonie des jours. Tout le reste de l'année, les jours et les siècles ont le même éclat. Le village, comme endormi, chevauche le coursier du temps immobile.

    Cette histoire m'a été contée au cours de l'été 1994, par une chamane qui habite près du mont Khangaï, à l'ouest de la Mongolie. Je n'ai jamais découvert le chemin qui mène à l'entrée de ce village.

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