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    Parfois, j'appelais Christine ou bien elle me téléphonait. Nous parlions longtemps, je fumais en écoutant sa voix, j'entendais son visage. Tout près, à l'autre bout. Mais nous ne parlions pas de nous rencontrer. Je l'avais quittée puis revue, incapable de l'aimer, incapable de ne plus l'aimer. Y pensant toujours, jalousant les hommes qu'elle rencontrait, la guettant parfois la nuit, quand elle rentrait chez elle. Mais elle ne me voyait pas. Elle ne sentait jamais ma présence et je lui en voulais, au fond, de ne pas comprendre. Y avait-il quelque chose à comprendre ? Enlisement. Lucidité. Musique sobre et s'échappant en notes claires et mélancoliques.


    Parfois une autre femme, beaucoup plus jeune, une enfant maladroite, rompait mon silence. Je l'avais rencontrée au hasard de mes sorties un soir de printemps. Isabelle -elle s'appelait Isabelle- avait un visage pareil à celui de l'infante dans le tableau de Vélasquez, une infante qui aurait grandi en gardant des joues rondes et un regard grave. Elle parlait très peu à chacune de ses visites et ses mots n'exprimaient rien à mon âme. Au fil des jours pourtant, alors qu'elle ne renonçait pas, un lien prit forme. Je me surpris à penser à elle quand elle n'appelait plus pendant de longues semaines. Je savais que, dans ces intervalles, Isabelle cherchait à vivre ailleurs d'autres histoires jusqu'au moment où elle capitulait et mélancolique réapparaissait, tendue vers moi, comme une enfant à qui l'on n'a jamais dit « je t'aime ». Elle m'avait si tôt avoué son amour que je ne la pris pas au sérieux et cela m'empêcha de la désirer. Elle m'irritait et m'inquiétait dès qu'elle montrait les signes convenus des amoureux.

      

    (à suivre)


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  • Je serais ce violoniste
    Qui joue à la fenêtre
    Derrière les volets bleus
    Ma musique monterait jusqu’aux nuages
    Et la tristesse glisserait
    Sur mon costume jusqu’à terre
    Où elle dessinerait une tache de deuil.


    Trois fois murmuré
    Trois fois dessiné
    Trois fois perdu
    Il est là dans mes rêves verts
    Il est là dans les rues violettes
    Il est là dans la vie noire.


    La beauté sortirait à peine de l’eau
    Je viendrais la sécher
    Avec des éponges bleues.
    Je jetterais à ses pieds des bouquets
    Trop vite coupés.
    Et je pleurerais de son parfum évanoui.
    Elle ne bougerait pas,
    Ni statue, ni femme,
    La beauté lointaine sortie de l’eau.


    Trois fois murmuré
    Trois fois dessiné
    Trois fois perdu
    Il est là dans mes rêves verts
    Il est là dans les rues violettes
    Il est là dans la vie noire.


    La souffrance tombait de ses épaules arrondies
    Sa robe de lin décelait les sanglots accumulés
    Elle se taisait et retenait ses mains sur ses cuisses fermées.
    Greta sortie de l’enfance bourgeoise
    S’enferme dans le deuil du désir.

    Trois fois murmuré
    Trois fois dessiné
    Trois fois perdu
    Il est là dans mes rêves verts
    Il est là dans les rues violettes
    Il est là dans la vie noire.

     

    Matisse - Le violoniste - Le luxe - Portrait de Greta Prozor

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    Je regagnais aux premières lueurs du jour l'appartement que je laissais dans un état de délabrement écoeurant. Ce désordre me plaisait. Je le voyais comme un ordre nouveau. Il respirait comme je respirais à l'intérieur, pas dans les poumons mais dans la tête ou dans l'âme, à l'intérieur. Si je devais en donner une vue d'ensemble pour qu'on puisse en juger, je commencerais par les livres. Les livres tout au long des murs, en largeur, en hauteur, débordant, empilés, rangés, ployant les étagères, respirant. Les plantes : vertes, atteintes de gigantisme. Leurs feuilles larges et charnues, immenses comme les plantes d'une serre. Des plantes vivantes, monstrueuses et splendides. Les pots étaient prêts à basculer sous la lourdeur des feuillages. Je ne ramassais plus les feuilles qui tombaient, je rempotais parfois une plante au hasard. Les feuilles et la terre jonchaient le plancher nu. La musique, troisième élément majeur de cet univers. La musique assurait la mélodie de ce désordre, la musique de Bach. Les objets, les meubles, les tableaux, achetés au hasard de désirs anciens, étaient posés çà et là, rangés au gré de l'encombrement. Ils ternissaient sous la poussière et le manque de soin. Je les délaissais. Ils n'existaient pas. Ustensiles. Pourtant je les avais aimés, autrefois. Parfois, je voyais l'un d'entre eux et je pleurais doucement.

    Ici, en Afrique, je prends la démarche des Africains. Je n'ai plus de livres.

    Certaines semaines -sinon la contrainte du travail- je ne sortais pas, ne voyais personne. Je prétextais des travaux d'importance qui mobilisaient toute mon énergie. Vitale. Plus de sorties nocturnes, il m'arrivait de débrancher le téléphone. Je travaillais avec urgence à un recueil d'aphorismes. Je prenais des notes en marge de mes livres, j'en ouvrais plusieurs et ils traînaient un peu partout, dans le salon et la pièce qui me servait de bureau. La chambre parfois mais je n'y travaillais pas. La cuisine et la salle de bain étaient incroyablement sales et encombrées. Tout au long de la baignoire s'empilaient des mégots jaunis qui prenaient l'allure de cafards morts. Délabrement. Je ne voyais rien de cela ou, si je le voyais, j'en avais honte soudainement et passagèrement. De toute façon je n'avais ni la force ni le goût pour changer tout cela. Il m'aurait fallu une volonté et un désir que je n'avais pas ou que je détournais pour d'autres tâches. Mais ces tâches m'accablaient, l'idée de ces tâches surtout. Mes aphorismes pendant longtemps se résumèrent à dix phrases superbes, glacées, lieu de vérité, mais dix phrases.<o:p> </o:p>Dans ces pièces, je tentais aussi d'écrire une pièce, je m'acharnais à un texte. Seulement : Lui, Elle, et puis l'ange ou l'étranger. Lui et Elle m'avaient échappé, je n'avais pas eu l'idée d'en parler, ils étaient venus là sans que je sache très bien comment. Ils étaient nés au milieu de ça, comme des fleurs écloses dans un champ d'orties. Ils parlaient d'aimer, de leurs lèvres.

     

    à suivre


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  • Je vivais là, seul, depuis des mois. Des mois. Les platanes, en bordure du quai, avaient plusieurs fois changé de teintes et les hommes de la ville les avaient étêtés plusieurs fois aussi. Quand j'entendais le bruit des scies, j'avais la sensation qu'on me tranchait un membre invisible et l'envie de vomir me prenait.

    Je vivais là seul. Je sortais le moins possible. Pour mon travail. Par obligation. Deux jours par semaine. Le troisième je prenais le train pour Paris pour finir ma thèse de médecine que je traînais depuis des années. J'assumais une permanence dans un dispensaire de quartier. J'arrivais à l'heure à tous mes rendez-vous pour ne pas troubler l'ordre des autres et rester transparent. Cela n'empêchait pas les murmures de glisser derrière moi. J'avais l'air de ne pas tourner rond, et je ne tournais pas rond. Ou bien il m'arrivait d'être ivre mais jamais au point d'être malade, abattu parfois, ou endormi, mais toujours lucide.

    Au rythme des saisons, je n'avais pas de rythme et je voyageais dans la ville, arpentant pendant les heures de la nuit, les bas quartiers, me trouvant accoudé à des bars, côtoyant des inconnus encore plus ivres qui me débitaient des histoires oppressantes, me voulant leur compagnon, leur complice ou leur confident. Et je dévisageais leurs visages, redoutant de voir dans le reflet crayeux de leurs yeux mon reflet pareil aux leurs. Ailleurs dans la même souffrance. Dans la toile d'araignée. L'attendant. En proie. Elle ne venait jamais. Trop à faire ailleurs. Parfois je me retournais -une présence peut-être- mais il n'y avait rien, des yeux baissés, des mains lourdes, les verres de vin sur le marbre taché des tables branlantes. Branlantes. Je ne supportais pas les ombres des autres qui me rappelaient trop à un souvenir haï, le souvenir de moi. J'allais dans les rues, marchant en étranger, redécouvrant cette ville connue, bue, caressée. Souvent je descendais sur les berges du fleuve et face à son flot, je pleurais.

      

    (à suivre)

    photo : Blog Choses vues

    http://chosesvues.blog.lemonde.fr/category/carnets-de-lyon/


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    Dans la bananeraie, les hommes coupent à la machette le régime de fruits verts. Bientôt après avoir cueilli les fruits mûrs, ils tailleront les plants morts des bananiers. La longue fleur femelle, aux doigts raides, violets, pendra désormais desséchée.


    Pour l'heure, je me tiens à l'ombre d'un bananier, éventé par les larges palmes poussiéreuses de l'herbe géante qui se balancent avec mollesse au souffle des vents. Je sirote des boissons sucrées sans goût, sinon celui de la fraîcheur. Je suis au cœur du continent du don et contre-don. Je médite sur l'impermanence des choses et j'observe le ciel africain immense, au vol si haut des oiseaux et aux nuages amples. Un homme passe dans la ruelle, transportant sur la tête une machine à coudre de la marque Eléphant, les lettres sont effacées. Il joue avec une paire de ciseaux pour rythmer ses pas. Les Africains sont emplis de cet amour jamais perdu qui donne à leur démarche de l'assurance qui peut parfois passer pour de l'arrogance. Cette force tranquille tient tout leur corps pareil aux arbres plantés dans la savane avec leurs branches lourdes jamais écrasantes, ouvertes au-dessus des troncs pleins.


    Dehors les enfants jouent dans les détritus et les femmes aux seins nus se baignent dans le marigot. La dolotière, vêtue d'un pagne vert, m'entraîne derrière elle. C'est une femme robuste, massive sans être lourde. Sa démarche a le même velouté que ses rondeurs. Elle s'arrête et parle longuement au joueur de balafon qui se tient seul dans sa cour. Leur conversation semble importante. Quelle affaire peuvent-ils régler ? Une soirée de musique chez la dolotière ? Ils parlent tous deux en mossi et moi je regarde le ciel s'étirer en longues volutes blanches et rouges. La dolotière reprend sa démarche chaloupée et nous passons devant la cour du tisseur et de son fils, silencieux, qui passent et repassent leur navette en bois entre les fils colorés tendus par une pierre comme une toile d'araignée. A côté d'eux se tient une jeune mère qui allaite son enfant. La chaleur -est-ce le vent ?- se fait oublier et l'orage est pourtant lointain. La dolotière salue le tisseur et son fils et me fait signe de la suivre. Je l'accompagne jusqu'à sa cour où jouent deux enfants très jeunes. L'un deux porte à son cou une boîte de conserve. Il l'a accroché à une ficelle et l'a tendue d'une peau qui transforme la boîte en tam-tam. A mon approche, le petit se cache derrière sa soeur plus grande d'une tête. 
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    Je me souviens d'un autre hiver passé dans une ville d'Europe. C'était avant mon départ pour l'Afrique. A cette époque je vivais dans un appartement spacieux en bordure d'un fleuve. L'appartement fané ressemblait à un vieil hôtel vénitien, le charme en moins, la crasse en plus.

     

      

      

    à suivre


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