• A un moment de leur conversation -qui était plus un monologue, seul ou presque Assane parlait-  Ava enchanteresse continuait à boire pour couler dans le désenchantement, elle désigna la paroi de verre qui séparait les deux salles et sur laquelle était incrustée l'image d'un voilier. « Vous voyez cette vitre, elle se fendille et le bateau disparaît. Pas de naufrage, il a disparu dans les entrelacs du fendillement. C'est comme ça. » A ce moment, elle se leva pour partir. Il ne pouvait pas la quitter ainsi, il savait pourtant que tout cela finirait mal mais il la suivit.

    Dans le pub, il avait beaucoup parlé de lui, de son enfance, de sa mère, Djamila, et de son père, Edmond, ancien militaire français qui avait épousé une Berbère. De retour en France, son père avait quitté l'armée. Qu'avait-il à faire dans une caserne, sans le sable et le soleil, avec les murs ? Il avait préféré quitter tout cela, les ordres inutiles, les soldats désœuvrés. Pour fuir le temps, il passait ses nuits à jouer au poker jusqu'au jour où -Assane avait alors onze ans- il perdit tout et abandonna son épouse et son fils pour oublier, effacer. Il avait fallu survivre. Assane se souvenait avoir porté pour quelques francs des pots de chrysanthème sans parfum dans les allées des cimetières. Il suivait les vieilles qui avaient assez de vie pour porter à leurs morts la mémoire des vivants mais pas assez de mémoire pour se souvenir de l'emplacement des tombes. Assane ployait derrière elles, retenant, dans le froid de novembre, entre ses bras de gamin, les pots encombrants. Djamila, sa mère, avait des dons de voyance, dans les jours les plus difficiles elle vendait ses services aux voisines reconnaissantes. Elle lisait dans les visages, elle sentait les présences, les forces du mal et du bien. Ses présages impressionnaient.

    Ava insensiblement se réchauffait au contact d'Assane, son histoire lui plaisait, elle se laissait glisser dans ses souvenirs, retrouvant par ce détour les siens propres et respirant à nouveau au cœur d'elle-même. A un moment, Assane qui se croyait vainqueur, voulut saisir l'odeur de son cou, c'est là qu'elle parla de la vitre au voilier et s'était levée sans brusquerie mais décidée. Il n'était pas question de ça entre eux. Elle avait cru un instant à sa sympathie et elle se moqua de l'orgueil qui la rendait naïve.

    suite




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  • Assane rejoindrait Paris dès demain pour reprendre son entraînement. Dans trois mois, il devrait ravir son titre mondial de boxe au noir américain Jack Daids. Lui, le noir arabe, né sur le bateau en 62 entre Alger et Marseille. Tout le jour il avait regardé le soleil en face pour se prouver que cette victoire il la mériterait et ce soir il voyait Ava plonger son âme dans la nuit. Une vague relation brisa le silence. Un jeune homme vieillissant, affadi, s'avançait à leur table. Ava se pencha pour saluer l'indésirable, Assane découvrit la dentelle noire de son bustier de soie, il roula une cigarette qu'il n'alluma pas. C'était l'entrée de l'enfer. Le jeune homme s'éloigna aussi vite qu'il était apparu, jalousant Assane d'avoir pu grimper jusqu'à l'autel de l'impérieuse Ava.

    Quand Assane lui serra la main pour la saluer, il ne put s'empêcher de regarder la paume de sa main. « Qu'avez-vous lu ? » Il restait silencieux. «Votre destin», finit-il par avouer. C'était suffisant, elle ne voulait pas savoir. Il se mit à parler beaucoup, se rapprochant d'elle à cause du bruit et pour son parfum. Elle l'écoutait grave, fixant la fumée autour, les allées et venues. Elle attendait toujours. Elle ne savait pas si Assane était son genre d'homme. En réalité, aucun homme cette nuit n'était son type. Elle avait oublié. En tout cas, elle était là, vide et débarrassée. Elle ne tenait aucun raisonnement sur la vie, aucune stratégie. Elle se contentait de dire : « C'est comme ça. » Délestée, elle était actrice du cinéma muet au siècle des images en couleurs et elle s'en fichait éperdument. Elle aurait pu se tenir à cette heure dans une arène espagnole et ne pas craindre le taureau furieux. Sa transparence aurait été sa meilleure défense. Au milieu de l'effusion active de l'assistance, elle se tenait en atome compact, prête à succomber à l'impact de sa propre attraction. Sa vie était suspendue. Les anciens suspendaient les lampes à huile sous les toits noircis. A l'inverse, la lampe de sa vie se consumait sans rayon, sans chaleur. Elle voulait poursuivre jusqu'à l'ultime non-retour.

    à suivre


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  • Ava ne leva pas les yeux quand il s'assit à sa table, sous le prétexte que la salle était bondée. Elle eut un simple mouvement des sourcils et sa main souleva en hâte le verre blond. « Puis-je m'asseoir à votre table ? » Il était déjà assis. Courtoise par indifférence, elle acquiesça. Elle fumait et buvait dans le noir, tirant sa robe bleue qui remontait au-dessus de ses genoux gainés de noir. Sa main tremblait quand elle goûtait son whisky mais ce n'était pas parce qu'elle avait trop bu. L'habitude. Elle était blonde et pâle, lèvres et ongles rubis, virant à l'anthracite sous les reflets cuivre du pub. Son regard était perdu.

    Née coupable, elle noyait son désarroi, droite et superbe, fière malgré son enlisement fatal. Plus tard, elle lui jetterait que les démons ne l'effrayaient pas, qu'elle en jouait. Et puisqu'il fallait bien prendre un amant, elle se laisserait prendre par le diable. Elle parlait en roulant la langue sur ses dents blanches et l'on entendait le souffle diabolique siffler dans sa bouche. Dans le même temps, elle cachait ses larmes. Faible elle ne se voulait pas.

    Assane, le berbère, était noir face à cette blancheur de peau, sauvage, irréductible. Ava était là à attendre l'homme qui la réduirait en cendre. Elle passait son temps à se tremper dans la forge et Merlin en aurait retiré l'épée des rois. Elle se dressait terrifiante avec les autres, terrible avec elle-même. A ce moment, Assane aurait voulu courir avec elle dans les vagues de minuit, sur les plages de son pays, là où l'Europe n'est qu'une légende ou une guerre.

    à suivre


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  • Tout le jour, sous la pluie incessante, Assane avait marché entre Saône et Rhône. Il avait marché au cœur de la ville sur ses pavés lisses et ses ornières béantes. Il avait suivi les quais moites du Rhône, puis ceux de la Saône, passant sous les doigts tendus, brisés, des platanes étêtés. Le soir venu, il s'était réfugié dans les salles enfumées d'un pub, il était question de crues, d'une péniche qui avait échoué dans la piscine en bordure du fleuve. Le patron s'inquiétait pour sa cave inondée. Demain il serait obligé de pomper pour évacuer dans le caniveau l'eau du fleuve. C'était dans cette même cave qu'en été 43 les résistants du groupe de Brémont s'étaient réunis pour la dernière fois.

    Assane avait besoin de soleil dans le jour, comme cette nuit Ava buvait du bourbon. Elle buvait son troisième bourbon quand il entra dans le pub. Une nuit de février. Elle était seule à une table, étrangère à tous les hommes aux yeux rougis qui l'entouraient. Cela avait intrigué Assane cette solitude au milieu de cette compagnie en paroles et mouvements. Une solitude. Assane était attiré. Une âme. Il savait en franchissant le seuil du pub qu'il rencontrerait une âme, une âme qui lui parlerait. Il avait fait le signe de la croix devant la porte verte du pub. C'était dans la seconde salle, à cette table en coin qu'elle l'attendrait. Il le savait.

    à suivre


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