• Qu'est-ce qui m'a pris encore ? Elle n'est même pas jeune. Elle est... elle est. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Il n'y a que les connaisseurs pour sentir cela. Les autres passent, sans un regard. Trop pressés. Il faut être dilettante, comme vous et moi.

    Qu'est-ce qui m'a pris encore ? Parce que, tout bien considéré, c'est certain, mon épouse -enfin la femme qui vit avec moi depuis vingt ans- n'y trouvera rien à redire, elle haussera tout au plus les épaules, un nouveau caprice. Ma vieille maîtresse n'en saura rien, quant à elle, elle ne s'intéresse qu'à nos rencontres éphémères, à nos jeux sensuels. Non, celle qui m'inquiète, c'est Isabelle, ma troisième femme. Elle risque de me poser des questions. Je devrais lui mentir, enfin lui cacher la vérité, je déteste cela. Non, je crois que cette rencontre n'a pas de sens, une quatrième femme, non, non ! Ne lui donnons pas l'idée d'une suite, pas une once d'empreintes, de traces. Rien. De l'éphémère, de l'inaccompli. Rester en suspend, je ne vois pas d'autre issue.

    Elle vit dans une ville du Sud. Je n'aime pas le Sud, j'ai toujours préféré les hivers de glace. Dans sa robe noire, flottant sur les quais et dans les allées du parc, elle m'a accroché. Mon bras à son bras. Qu'est-ce qui m'a pris encore ? J'aurais dû passer mon chemin, tourner la page sans la lire, ne pas même imaginer qu'un nouvel amour me capture.

    Ah, j'ai prononcé le mot ? Vous êtes certain ? Non, du désir, oui, du désir. Amoureux ? J'avoue, je m'y enroule, je sombre dans cette terrible addiction. Mais voyez-vous, mon emploi du temps est déjà très chargé, le matin je délivre mes cours à l'université, je vous accorde des après-midi pour vos traductions, j'ai mes sorties nocturnes, auxquelles je ne peux renoncer, et des repas avec mes enfants. Mes rendez-vous avec Isabelle. Non, vraiment, je ne peux rien lui accorder, aucune plage de liberté. Je ne penserai pas à elle, je la pousserai dans les bras d'autres rencontres. Elle se lassera de mon manque de disponibilité. Quel amour tiendrait ? Son absence me suffira. J'en humerai la douloureuse et passionnante déchirure. Nos meilleurs souvenirs se délectent des amours inachevées. Elle me rappelle mon premier grand amour, Blandine. Il m'a détruit, savez-vous. J'ai reconstruit grain par grain, des remparts pour éviter le morcellement.

    Oublions, reprenons notre lente traduction.


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  • Il n'y avait qu'une chose à faire et ce matin-là Isabelle avait choisi de faire tout le contraire. Cela avait même commencé la veille ou plus exactement depuis qu'elle connaissait Jacques, son nouvel amant. Elle avait l'impression de vivre dans un film de Woody Allen, non seulement parce que Jacques ressemblait physiquement à Woody Allen mais aussi parce qu'il agissait et parlait comme Woody Allen, enfin comme l'acteur dans ses propres films.
    Comment Isabelle avait-elle pu devenir la maîtresse de cet homme-là ? Il venait chez elle avec son oreiller serré sous son bras. Il lui était impossible de dormir sans son oreiller, toujours le même, comme le ferait un enfant. L'autre question qu'elle se posait : pourquoi, alors qu'il était marié, qu'il avait une autre maîtresse -disons officielle-, Jacques lui interdisait-il d'avoir d'autres amants ? A la première question Isabelle savait qu'elle avait craqué -comme on dit- parce qu'elle était seule. C'était la première fois qu'elle se retrouvait seule, dans un appartement à elle, donc elle avait fait tout le contraire de ses résolutions et elle avait choisi Jacques parce qu'il n'était pas tout à fait disponible. A la deuxième question, Jacques avait lui une réponse imparable : « Tu n'as pas le droit de me faire ça, je suis abandonnique, tu n'as pas le droit. » 
    Malgré l'interdiction, elle avait choisi pour amant, un jeune Islandais, prénommé Arni, qui était étudiant comme elle à la fac. Arni était évidemment l'opposé de Jacques : Isabelle trouvait Arni très craquant. Quand il lui fit des avances -vous savez le genre de phrases murmurées qui font frémir les femmes- elle oublia Jacques et ouvrit tout grand la chambre de son appartement pour accueillir avec gourmandise celui qui devint son deuxième amant.
    Le lendemain de cette petite escapade, lorsque Jacques frappa à sa porte et commença à lui redire à quel point il était abandonnique, elle lui souriait, non pas parce qu'elle se moquait de lui, mais parce qu'elle était encore pleinement envahie de sa nuit passée. De toute façon, elle était pressée, elle devait à quatorze heures passer son UV d'histoire moderne pour sa licence. « Jacques, nous reparlerons de ça plus tard, je dois partir. » Mais Jacques avait fermé la porte, bien décidé à la séquestrer ! Isabelle avait beau le supplier il refusait d'ouvrir. Il ne lui laissait pas le choix, n'avait-elle qu'une chose à faire : coucher avec lui pour tenter de l'amadouer et après s'enfuir loin de lui ?
    Elle préféra l'assommer avec la statuette d'un Bouddha en bronze. Jacques respirait doucement, étendu sur la moquette du salon, il dormait comme un enfant. Elle prit soin de glisser sous sa tête l'oreiller (le même qu'au début, vous suivez ?). Toujours avec le sourire, elle plongea la main dans son veston, récupéra la clé de son appartement, prit ses affaires et sortit rapidement. Sur le palier, elle respira un grand coup et la lumière se fit.


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