• Blandine (suite 4)

    Le matin, à neuf heures, ce sont les industriels, les commerciaux qui prennent un café en vitesse avant le début de la journée. Soyez tranquille, à cette heure, pas d'étudiants. Ils dorment encore. Là vous entendez des propos très sérieux. Qui commence toujours pas : « Comment vas-tu ? Beaucoup de travail ? » « Je suis débordée. Le nouveau commercial ne passe pas. Mademoiselle Fine de la Sfar est furieuse. Tout l'après-midi d'hier j'étais au téléphone, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, horrible ! » Et il y a cette brune, c'est une femme que j'admire beaucoup. Vous voyez cet immeuble repeint là-ba derrière la rangée d'arbres ? Il est à elle, elle a ouvert une boîte de conseil, ne me demandez pas en quoi. Elle vient quelquefois à ma table quand ses affaires l’inquiètent et qu'elle n’a pas envie d'en parler à ses messieurs en costume... Comment je l'ai séduite ? Nous étions à la même table, un jour où une connaissance commune nous avait réunis par hasard. Tous deux parlaient affaire, la vie chère, le gouvernement qui freine l’action des entrepreneurs, les fusions, les rachats des grands groupes. J'étais censé écouter, avant d'autant plus de sérieux que je faisais du pied à cette belle femme. Quand elle s'en aperçut, elle me regarda curieusement puis trouva cela drôle et le lendemain, dès qu'elle entra, elle vint s’asseoir à ma table.

    A onze heures, ce sont les professeurs qui, leurs cours terminés, viennent ici régler quelques problèmes épineux et se plaindre que la faculté ne leur accorde même pas un bureau tranquille. Là les conversations sont tout aussi importantes. De loin, vous ne verriez aucune différence, c'est le même ton. Si vous vous rapprochez, vous constaterez que le sujet est tout différent : « Ah non, c'est impossible. Vous ne pouvez pas admettre que ces tribus existaient déjà au Paléolithique supérieur. » Enfin quelque chose qui y ressemble. « C'est vrai, il y a Lascaux, mais tout le formulaire, la langue ! Non, ça ne colle pas. Ou alors... » Ou alors leur théorie tombe à l'eau et en entendant ils se plongent dans un café fumant, espérant que le monde n'y verra que du feu. S'ils sont très honnêtes, intellectuellement, ils remettront tout en question et le lendemain reviendront un sourire aux lèvres, ayant pris en compte une nouvelle donnée qui soutiendra la fondation de leur hypothèse.

    Oui, bien sûr, ceux du ministère viennent aussi. Ce sont le plus souvent des secrétaires, des sous-chefs de cabinet. Des gens biens. Importants. Ennuyeux. En avril dernier -je me souviens très bien du mois car au même moment, une vieille dame me recommandait de ne pas me découvrir d'un fil, selon le dicton. Les vieilles femmes adorent les adages, parce qu'elles, elles les suivent à la lettre et pour rien au monde ne quitteraient leur cher imperméable tant que mai n'est pas installé au calendrier. Ce jour-là, donc, la porte, celle du devant qui donne sur le boulevard, fut poussée d'un seul coup : un homme, grand, imposant, le cheveu et le regard noirs, envahit l'entrée. C'était Georges Blanc, le député. Derrière lui suivait un secrétaire. Ils étaient pressés et se firent servir au bar. Un troisième personnage les rejoint bientôt et je compris à l'air contrarié du député qu'un contre-temps les obligeait à rester plus longtemps que prévu ici. Ils voulurent donc choisir une table et je ne sais pourquoi, le secrétaire, m'ayant reconnu, s'avança à la mienne. Il était trop tard quand il réalisa que le député était peu enclin à s’asseoir à la table d'un inconnu. Je ne pouvais que sortir de l'embarras ce jeune secrétaire et sus, par quelques tournures, dérider le député. Il devint même prolixe et voulut dire quelques bons mots. C'est là le rôle de celui qui aspire à un rôle : il lui faut chaque jour prouver qu'il est à la hauteur de sa tâche. Voyez-vous, l'homme politique se veut le guide du peuple, il n'aura donc d'autres soucis que de prouver sa lucidité, sa compétence. Georges Blanc est le parfait exemple de l'arriviste politique. Avez-vous lu son livre ? Rien de plus commun que ses idées, ce sont celles de tout le monde, mais il les exprime bien et chacun s'y reconnaît. Comment, vous ne vous doutiez pas de l'impact de cet homme ? Nous en étions à parler des relations humaines, ce qui vient vite dans un lieu de rencontre comme celui-ci. « Monsieur, le député prenait un ton de confidence mais élevait la voix, nous ne devons plus dire comme Descartes, « Je pense, donc je suis » mais bien plutôt « Je communique, donc je suis. »

    Dites, vous n'êtes pas de ces gens qui se glorifient de fréquenter des gens importants, n'est-ce pas ? C'est un trait de caractère qui m'a frappé chez un jeune homme au demeurant très prometteur. Sa situation d'étudiant le rendait soucieux. A vingt-huit ans, il s'inquiétait de n'avoir encore rien prouvé. Il est des hommes pour qui l'action est une bannière, je ne parle même pas des militaires ou des entrepreneurs. Mais, voyez-vous, ce jeune homme, révolutionnaire en puissance exilé de son propre chef de son pays, ne pouvait s'empêcher de nommer ses relations par leur profession, ou à défaut par leurs activités. Comme il lui était difficile de me qualifier de la sorte et bien que ma compagnie lui plût, il s'était convaincu que j'étais un homme d'importance et d'un tacite accord me présentait à ses propres amis comme un poète. Cette définition lui convenait, quant à moi elle me flattait je l'avoue. Par je ne sais quelle facilité, je m'étais laissé aller à lui parler de quelque poésie écrite par moi. A l'époque, il est vrai, j'aimais écrire à mes amies de longues lettres enflammées, que je n'envoyais jamais ou très rarement. Il m'était donc aisé de prendre ces propos d'amour pour de la poésie. La poésie n'est-il pas pas le chant de l'amour ? D'ailleurs, j'avais quelque talent et je me suis passionné, un temps, pour ces écrits. Donc, à cette époque, j'étais poète et mon révolutionnaire plaignait les artistes incompris, tout comme les prophètes -entendez, les révolutionnaires- dans leur propre pays. Je ne devrais pas parler avec légèreté de ce jeune homme. Grâce à lui, j'en sais plus long sur les théories révolutionnaires mais à l'époque je fréquentais aussi un groupe d’anarchistes et n'ai jamais pu trancher entre la théorie marxiste et l'anarchie. Mon révolutionnaire était marxiste-léniniste convaincu et regrettait de ne pouvoir m'ouvrir les yeux. Toutefois, il me pardonnait puisque j’étais poète ; en outre, nous partagions le goût des femmes et nous trouvions dès lors un terrain d'entente quand les discussions trop politiques m'ennuyaient ouvertement.

    Quatre heures, c'est l'heure que je préfère. Bientôt vont arriver toutes les jeunes femmes désœuvrées qui auront passé leur après-midi en quête d'achats, de frivolités. Ne m’accusez pas d'être sexiste -on dit cela, n'est-ce pas ? Ce n'est qu'une affaire de culture après tout. Allez en Italie et vous serez frappé du nombre d’hommes qui s'arrêtent devant les vitrines, s'habillent avec recherche et surtout en parlent comme d'une chose naturelle. Ici, quoique l'homme s'habille, il feint de ne pas y attacher d'importance. Donc, ces femmes entrent ici pour boire un thé ou un jus de fruit, selon la saison, et se mettent à rêver ou à chercher, selon l'âge, un inconnu, avec qui elle pourrait oublier leur ennui, en attentant l'heure où elles iront récupérer les enfants à la sortie de l'école. Quand elles sont seules, elles sont charmantes, avec leur mère ou leur belle-mère, elles sont pathétiques. Que voulez-vous, les groupes détruisent toute spontanéité, toute véracité. A se réjouir faussement pour des choses sans importance, on devient rapidement soi-même sans intérêt.

    Est-ce que j’ai continué d'écrire ? Des lettres surtout. J'ai commencé un roman, évidemment, qui n'a pas commencé à écrire un roman ? Puis j'ai renoncé. Tout le monde écrit, alors à quoi bon ! Et surtout, à cause de Dostoïevski et de Nastasya Filippovna. A lire cette scène admirable où la jeune femme renonce à l'amour parce qu'elle se persuade d'être indigne du prince, je pleurais monsieur. Dostoïevski m'arrachait des larmes. Cette souffrance, je me demande même si une femme me l'a fait autant éprouver. Blandine peut-être. Tout à coup, je me suis senti indigne d'écrire un roman. Parce que pour cela, il faut être intense, vivre, sentir, avec intensité. Je vous l'ai dit, l'intensité m'enthousiasme. Blandine m'aimait intensément. C'en était effrayant et moi, cruel, je lui ai interdit de m'aimer.

     

     

     

     

     


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