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    C'était un frileux matin de février. Le brouillard, qui remontait du fleuve, inondait les quais. Les voyageurs se pressaient pour prendre place dans le wagon. A travers la fenêtre de mon compartiment, je distinguai parmi eux une silhouette que je reconnus. Sous tes nouveaux masques, tu m'étais apparu, toujours aussi unique. Tu avais conservé ton envoûtement. Ce fut mon compartiment que tu choisis. Je continuais mon voyage assise en face de toi. J'examinais, derrière mon livre ouvert, la ligne de tes mains. Je scrutais le plissement qui se dessinait à tes joues. J'aurais pu voyager ainsi toute la vie dans l'intimité de ce compartiment et rester dans ce silence près de toi avec, pour toute complicité, nos regards qui se croisaient par distraction. Il y avait parfois de la gêne dans nos échanges furtifs, de l'interrogation ou une douloureuse confidence que tu taisais. Un mélange de sensations, à peine des sentiments balbutiés. Mais nous étions bien trop loin dans nos vies pour que nous tentions d'explorer par les mots nos intentions. Au lieu de nous abandonner à la rencontre improbable de deux êtres que tout sépare, hormis ce moment de voyage, nous avons préféré poursuivre notre chemin de déréliction. Nous regardions obstinément les paysages défiler derrière les vitres voilées du train : le travelling du fleuve, qui déployait son lit bouillonnant entre les rives grises et rousses de la campagne d'hiver et nous, en plan américain, assis l'un en face de l'autre, déroulant les anciennes images de nos vies qui, un jour, s'étaient croisées et décroisées, comme les couloirs des trains filent dans la campagne basse sous les nuages.

     


    Où te rendais-tu quand, moi, je retournais à la maison du lac, celle que tu avais fuie un jour de grand orage ? La foudre avait abattu un de nos peupliers mais tu étais parti sans le voir. Tout ce temps, j'avais conservé la maison et son allée d'arbres noirs -notre peupleraie comme on l'appelait-. Ils ombrageaient nos adieux qui n'en finissaient pas de m'assaillir.

     


    Le train ralentit, ses roues d'acier crissèrent à l'entrée de la ville et la gare apparut, bruyante de tous les voyageurs en partance pour d'autres lieux. J'ai abandonné sur la banquette du train ce vieux livre de Gide, celui que tu m'avais offert dans nos jours heureux, et que je continuais d'emporter en voyage, incessamment. Tu n'as pas pris ma main à la descente de ce train et sur le quai, je ne me suis pas retournée. Je sentais ton regard penché sur ma nuque et je savais que dans ce regard se lovait la nonchalance des séducteurs. L'étais-tu encore ou étais-tu devenu leur proie ? J'attendais un signe de toi qui n'est pas venu. Dans toutes ces années, tu n'avais jamais tenté de me revoir : « Je suis seule, je t'attends, je n'ai vu passer personne », a écrit le poète. Tu savais où je vivais. Tu n'étais pas revenu chercher de réconfort auprès de moi, tu n'avais plus cherché à me réconforter. Et là, dans ce lieu clos d'un compartiment, au gré de tes dérives, le temps s'est courbé, et nous a ramené de l'oubli. Il nous a logés dans sa proximité avec pour horizon la fenêtre d'un train. « Dis-moi quelque chose, suppliait mon regard. Ouvre-moi tes mystères. As-tu gardé dans ta mémoire au moins, si ce n'est dans ton cœur, le souvenir de notre jeunesse ? Je ne le saurais jamais», ai-je pensé.

    Si je ne me suis pas retournée, si je ne t'ai pas parlé au cours de ce voyage en train, c'était pour ne pas casser mon roman à la vie. Dans ce roman, je me persuadais que je demeurais présente à ta mémoire vive, que j'étais toujours celle que tu avais poursuivie sur les pavés luisants de la ville, celle que tu avais serrée entre tes bras, celle qui t'avait fait oublier pour l'éternité que tu n'étais qu'un homme inquiet, en quête d'identité effacée par le temps. L'amour passé reste l'amour bien qu'on n'ose plus tout à fait le nommer ainsi à force d'usure. Désespérément, je souhaitais rompre ton mutisme mais j'ai imaginé que tu ne voulais pas me révéler tes secrets et je n'ai rien tenté pour briser cet instant couvert de nostalgie.

    à suivre 

    Photo : Modimo http://modimo.canalblog.com/

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    Souviens-toi. Il était une fois, il y a bien longtemps, comme dans les contes d'enfants. C'était au cœur de septembre. Dans nos jeunes années, nous nous sommes rencontrés. Pour toujours. Nous avions vingt ans, nos regards se sont croisés. La vie nous offrait notre première rencontre, de celles qui infléchissent tout le cours d'une vie. Tu étais assis à deux tables de la mienne, dans la fumée du café français. Lorsque je suis sortie, tu as couru derrière moi. Rappelle-toi toutes les histoires que nous nous sommes confiées dès notre premier soir ! Des histoires d'enfants terribles, à peine imaginées, des histoires de presque môme qu'on se raconte pour créer des arcs-en-ciel dans nos têtes. Tu as écouté mes récits de vie, toi le jeune homme à l'allure de faune affamé. Tu as ri et ton rire demeure en écho dans mes souvenirs.

    Dans la ville aux deux fleuves, dans notre chère nuit de septembre, tu tenais, émerveillé, mon complet abandon, je respirais tes premiers envoûtements. Tu m'as emmenée dans tes saisons, par-dessus le monde maussade. Notre temps s'est écoulé dans cet absolu, satisfait de nous, dans les semaines, les mois, les années qui ont passé. Au cœur de nos printemps, nous tentions d'attraper les graines de nos peupliers, emportées par le vent, voiles blancs et cotonneux qui flottaient dans le ciel bleu et retombaient en chevelure de fées sur le lac. Chacun de nos peupliers s'attachait à nos souvenirs : celui sous lequel nous aimions nous embrasser, celui où tu avais peint tes premières aquarelles, celui où je t'avais lu Hölderlin. Dans nos jours à deux, tu avais toujours raison, même au cœur de tes déraisons. Nous découvrions ensemble le monde. Tu m'apprenais l'essentiel. Nous pensions : notre amour est éternel. Ce fut moi, la première, qui ai rompu le pacte. La vie nous fixait un second rendez-vous.

      

    à suivre
    illustration : Jacques Truphémus

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    Ce jour-là est arrivé quand, à la vitrine d'un bouquiniste, un livre m'a fait signe. Un livre peut-il fasciner au point de tout abandonner pour vivre son histoire ? Celui-ci m'a entraînée sous d'autres cieux, sans toi, pour un beau voyage sur les mers bleues : Pénélope se transformait en Ulysse. Sous les chênes oraculaires, j'étais infidèle à nos longs peupliers. Le temps d'un été, tu es resté seul dans la ville de la vieille Europe. Tu as parcouru ses rues fades jusqu'au moment où, à ton tour, tu as fait une découverte. A la devanture d'un vieux tailleur, tu aperçus, enserrant un mannequin sans tête, la robe de taffetas rouge. Tu fis connaissance avec cette autre part de toi. Tu embarquais loin de nos légers rivages. Lorsque mon voyage s'est achevé, tes voyages au goût acide commençaient. Notre vie à deux s'est lézardée : d'autres habits recouvraient nos désirs. Je t'avais blessé, mon jeune roi, et tu t'es enveloppé de voiles incertains. Mes trahisons ont eu raison de tes patiences, tes identités cachées ont fait surface et nos chemins se sont séparés pour nous conduire à une impossible vie, l'un sans l'autre, désormais ouverte à tous les possibles. Nous sommes parvenus à nous convaincre que notre relation avait trop duré, que c'était désormais chacun pour soi.

     

     

    La voix tremblante de nos peupliers, aux troncs gainés de velours noir, m'ont souvent demandé quand tu reviendrais. J'entendais leur murmure comme des plaintes. Leurs feuillages d'automne teintaient d'ambre les berges du lac et ce n'était pas ta mort qu'ils pleuraient, telles les sœurs de Phaéton, mais ton éternelle absence. Dans les froids de l'hiver, leurs branches dénudées, indociles, déchiraient le ciel et, dans les jours chauds, leurs feuillages ployaient comme des sanglots. Je comptais les années qui nous séparaient à leur étirement vers l'infini du ciel. Il m'aura fallu beaucoup d'années pour me consoler et t'oublier, jusqu'à ce voyage en train. La vie nous avait fixé un nouveau rendez-vous. Ni l'un ni l'autre n'y étions tout à fait préparés et, ce matin de février, nos routes semblaient se séparer définitivement.

     

    à suivre

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  • Un mois passa. Mars approchait et son printemps se jouait à l'envers de moi. La montée de la sève agitait les peupliers où pointait le vert tendre des jeunes pouces, pareil à celui de tes aquarelles. Je restais assise sur la terrasse, face au lac qui me séparait à tout jamais des jours de ma jeunesse, des jours où ta longue silhouette m'accompagnait. La brume du printemps, qui avait remplacé les brouillards de l'hiver, se dissipait doucement sous les premiers rayons du soleil, quand le messager a déposé sur le guéridon une lettre pliée, que j'ai parcourue, d'abord distraite. Je l'ai relue plusieurs fois. Tant de joie a envahi mon visage que l'annonciateur s'est retourné. Mon visage rayonnait devant le mur blanc, éblouissant lui aussi. Mes mains ont tremblé, le billet a glissé sur le gravier rond de l'allée. Le messager a ramassé la lettre ouverte que je lui ai reprise comme s'il voulait me la voler. J'ai relu tes mots et j'ai entendu ta voix. Je l'imagine, ta voix, mais pourrais-je encore la reconnaître ? Tes yeux rieurs se posaient sur moi. Ton souffle dans mon cou. Et la terre a tremblé. A la joie ont succédé le vertige, les veines qui s'affolent, la gorge qui se noue. Le raz de cœur. Ta lettre commençait par ces mots : « Te souviens-tu de ces beaux jours, mon âme, t'en souviens-tu, où nous vivions de l'eau d'amour, écoulée en sources répandues de sa bouche rêveuse. Cet amour n'a jamais cessé. C'est ainsi. Gardons-nous à l'abri du temps. Ma vie n'est emplie que de sortilèges, comment pourrais-je te les faire partager ? En ai-je même le droit ? » Une ombre, que je connaissais bien, entrait de nouveau dans ma vie. Tu avais attendu la fin de l'hiver pour rompre ton silence et tenter de me rejoindre. Des souterrains continuaient de nous relier à l'infini de nos vies. Assise sur le banc de pierre devant la véranda, j'ai tremblé de nouveau mais cette fois-ci c'était de délivrance. Ma robe a rougi. Le vent s'est levé. Les pierres ont chuchoté. Les peupliers ont soupiré. J'ai pensé : « Je devrais peut-être m'asseoir sous la véranda pour guetter son retour. »
    -  Y a-t-il une réponse, Madame ? » a demandé le messager. Je l'avais à peine regardé le mystérieux inconnu, vêtu de noir, qui se proposait d'acheminer ma réponse. J'ai écrit très vite quelques mots. « Je t'aime autant que je t'aimais mais ai-je le droit de le dire encore aujourd'hui ? Je peux à peine l'imaginer. » Je ne savais pas encore si tu oserais t'asseoir à côté de moi sur ce banc et je restais immobile dans l'attente de ta réponse qui ne tarda pas : tu osas m'inviter à un improbable rendez-vous et j'ai osé y acquiescer. « Je t'ai invitée dans mon nouveau monde, tu as dit oui, nous sommes perdus», fut ta réponse.
    Tu avais fixé notre rendez-vous au dernier soir d'été. Tu avais choisi notre mois de septembre.

    à suivre


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    Le soir allait tomber, je t'attendais au pied de la véranda. Mon exil allait prendre fin. Dans l'allée de graviers, tu approchais. Droit, élancé, tu ressemblais toujours à nos peupliers qui se courbaient à ton passage et murmuraient pour t'accueillir. Tu te penchas pour me saluer. Est-ce que tu m'embrassas ? Est-ce que tu me serras comme un frôlement pour nos retrouvailles ? Je reconnus ta démarche, je reconnus ta voix, je retrouvai ton regard. Nous nous sommes assis sur la terrasse, en surplomb du lac. Il faisait frais. Nous écoutions les grands peupliers trembler dans le jardin, je frissonnai, ce n'était pas seulement le vent qui s'était levé. De quoi avons-nous parlé au juste ? Je parlais de moi, tu parlais de toi ? Entrecoupé de silences. Je compris que tu avais pris une de tes drogues. Je fumais tes cigarettes. Des Craven comme dans la chanson. Je savais que tu n'avais pas toute ta raison, et la mienne chancelait.


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