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    Ils l'avaient annoncée. Ils avaient été chercher le calendrier des Mayas. Ils avaient pointé un village de l'Aude. On va tous crever, chantait Didier Super. Et là on connaissait la date. Parce que sur la toile, quelques-uns s'étaient interrogés, certains y avaient vu un fait sociologique, et d'autres avaient flairé la bonne affaire médiatique. Les gourous obscurs passaient à la télé, c'étaient une bonne aubaine pour eux, le Mexique s'était demandé s'il pouvait attirer des touristes sur cet événement ultime.

    Pendant ce temps-là, une dictature en Syrie s'essuyait les bottes sur des cadavres, des radicaux islamistes délibéraient au Mali sur le vol et le voile et tranchaient des mains, et Sandy terminait le boulot sur l'île de Haïti après le séisme.

    Gérard pensait que les médias n'avaient aucun respect pour les vraies fins du monde. Gérard pensait que les Occidentaux s'inventaient d'angoissantes visions pour éviter de voir les réels dérapages du monde bien humains.

    Gérard savait que les Juifs attendaient l'arrivée du Messie, Gérard savait que les Chrétiens attendaient l'antéchrist, Gérard savait
    que les Musulmans attendaient l'Heure. Gérard n'aimait pas la vision monothéiste du monde. Gérard savait que ce rendez-vous n'avait rien de fatal. Gérard soulevait son verre de cru classé en regardant le ciel et saluait les dieux qui jouaient avec ses nerfs.

    Gérard devait préserver pour les siens ce qu'il avait bâti à coup d'amour et de passion. Peu importe qu'on jugeât son geste de
    minable. Rien ne l'arrêterait. Le 22 décembre 2012, 22, 12, 12, s'effaçait, on fêtait déjà le premier jour de 2013, 01, 01, 13. Ça fait combien de jours en calendrier chinois ?

    Il tenta d'appeler dieu le père -en vain- aucun secours de ce côté-là. Il embrassa la main tendue de l'antéchrist qui s'était levé pour lui derrière le Mont Oural. Il agita au-dessus de sa corpulence son laissez-passer. Il se déguisa en petit père du peuple. Il fit tout cela avec le talent qui était le sien, même quand il fallait prendre le mauvais rôle. Il fit tout très bien. Il avait frappé fort.

    Il se souvenait de sa fin du monde. Le jour où son ange des enfers était parti. Guillaume lui disait : « Gérard tu es pourri par l'argent, tu veux être aimé, mais tu ne sais pas nous aimer. »

    Bien sûr qu'il continuera son périple en Russie, sentir l'âme slave, le nez au vent dans le port de la Neva ou les pieds dans la Volga. La Russie, ça sent Guillaume. Entre Fédor et Marcello il se sentirait bien. La Russie ça le sauvera de sa fin du monde.


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    Tour de France

     

    Marignier, le 20 juillet 1969

    « Pépé on est tous allé à Thonon mercredi pour voir passer le tour. La cousine Lisette a donné une gifle à Yvon parce qu'il faisait l'idiot avec le Maurice et ils ont failli se faire écraser par les coureurs. Moi, j'ai été très sage. Tonton Fanfan m'a porté sur ses épaules. Mais pas assez longtemps il avait trop chaud, il n'arrêtait pas d'essuyer son front sous sa casquette. Tata Solange avait mis sa belle robe blanche à fleurs rouges, celle où l'on voit ses nichons tout blancs. Pourquoi pépé, y faut pas dire nichons ? Momo et Yvon y z'arrêtent pas de dire nichons. Lisette elle riait chaque fois qu'elle voyait un garçon de son école et elle remontait tout le temps les bretelles de son corsage, comme ça. Bon on est arrivé à onze heures devant l'église, mais il y avait tellement de monde que tonton Fanfan a garé la traction devant le bistrot du fils Rignol. On n'a même pas bu boire un sirop, toutes les tables étaient prises et au comptoir c'était noir de monde; heureusement tatan Solange avait pensé au thermos, le grand avec le bouchon gris qui sert de verre à boire. Finalement tatan Solange a pu s'asseoir à coté du curé sur une chaise qu'il avait préparé pour elle ; il est gentil le curé mais des fois je trouve qu'il regarde trop les nichons de tatan Solange. Non pépé, j'ai pas dit nichon. Moi, je me suis assis par terre et on a attendu; j'ai mangé un sandwich au jambon et des tartines de vache-qui-rit pour patienter a dit tatan. Il y avait du monde partout sur les murs, de tous les cotés, sur les trottoirs. Les gendarmes nous empêchaient d'aller sur la route. Y a que Gaston, le garde champêtre, qui avait le droit. Quand il m'a vu, il m'a pris sur ses épaules, ouais comme ça et il m'a emmené tout droit où on voyait le mieux ; donc là sur l'échelle de Gaston on a attendu. Les autres copains devaient pas monter, Gaston ne voulait pas ; y avait que moi qu'avais le droit. Tu sais pépé, Gaston m'aime bien parce que je l'aide toujours à couper les herbes dans les fossés après l'école. Bon, tout à coup, tout le monde a crié. Les gendarmes ont fait reculer tous ceux qui voulaient passer les barrières ;j'ai entendu applaudir, il y a eu plein de voitures avec des banderoles, des mégaphones qui criaient plein de trucs. Mais je comprenais rien du tout. Et puis ça y est, ils sont tous passés : d'abord Pingeon et juste derrière le cannibale en maillot jaune et Felice, pépé, il était là. Momo y préfère Merckx, mais moi je suis comme tonton, je préfère Poulidor. Je l'ai vu en vrai pépé, je voulais lui lancer ma gourde, mais Gaston il a pas voulu. Si tu avais été là, tu aurais cogné sur la tête du cannibale avec ta canne pour laisser passer Poulidor. Dis pépé, qu'est-ce que tu fais toute la journée à l'hôpital ? Tu regardes la lune, pourquoi tu regardes la lune, dis pépé ? »

    C'est la dernière fois que j'ai vu mon grand-père, à l'hôpital après son opération de la gorge. Maintenant, c'est dans mes rêves que je le vois et il crie toujours: "Allez Poulidor !". Dans mes rêves mon grand-père a retrouvé sa voix et cela me rend à la fois heureux et triste de le retrouver si vivant.
     

     


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  • Dans le bar, le pianiste s'est levé, il délaisse le piano, tout noir. Au comptoir, les lumières sont éteintes. Dernier whisky. « Un yiddish, Raph ! Double sec. » Il a la voix des mauvais jours, le pianiste, la voix enrayée des soirs de solitude quand le café, noir de fumée, étale ses tables désertes et ses allées poussiéreuses et grasses. Le pianiste tourne le dos à l'instrument, à quoi bon la musique sous les doigts quand la tête tourne en carafe fêlée. Rien que du vide égratigné d'impuissance. Tiens, il y a encore une table occupée. Le dernier consommateur penche sa tête sur ses bras assoiffés des autres, qui vont ailleurs, là où la fête résonne encore. Dans les rues, les passants sautent de flaques en flaques. Les voitures valsent entre les mêmes flaques, petites étendues d'eaux avant les grandes eaux.

    Eaux promises dans les villes. Trottoirs de la ville où un homme seul traîne son manteau vert et trempé. Il baisse la tête. Son col relevé cache une chevelure, blonde peut-être. Il est pressé mais hésite au carrefour. Il s'arrête devant le café. Viendra-t-il encore une fois rejoindre son ami le pianiste ? N'a-t-il pas déjà assez entendu sa voix fêlée raconter de vieilles amours ordinaires comme toutes les amours des autres ? La lumière filtre, il faut entrer à nouveau, pour écouter le vieux crooner obligé de réciter des fables que Casanova aimerait inscrire dans le livre IV de ses aventures. Temps de la vie d'un homme qui ingurgite l'histoire des autres, parce qu'il est de passage et qu'il n'aura pas le temps de créer sa propre histoire dans cette ville où coulent deux fleuves inlassablement traînés vers la mer.

    Mer Méditerranée. Lourdeur avant la pluie. Des chants grecs. Pourquoi la Grèce maintenant ? Le téké s'égrène, parodie de quelques pas. Les marins grecs ont posé leurs mains aux poils noirs sur leurs genoux en toile marine. Les chaises sont repoussées contre le mur et chacun regarde le centre de la salle. Le premier qui se lève est vieux, son  visage est tanné. Il trace deux, trois gestes avec le bout de son pied botté, léger sous le cuir épais. Deux ronds, comme ça et les reins se redressent, les mains se joignent. Il livre là sur le carreau du café sa leventia, tout son honneur, toute sa liberté. La liberté et la mort aurait écrit Kazantsaki. Les autres applaudissent, attentifs à ces mouvements improvisés mais tellement saccadés qu'on voudrait qu'ils reproduisent des pas initiatiques. Et les têtes approuvent le vieux danseur. Il tourne, comme un derviche, il a fumé du noir c'est certain. Il tourne, le bras droit levé au ciel  et le gauche pointant la terre. Il tourne d'un mur à l'autre. De quel visible à quel invisible ? Le jeune palikare le rejoint. Son pas est plus précis, plus rythmé. Il tourne sur lui-même en un mouvement qui s'amplifie. Toute la Méditerranée boudeuse dans sa tête. Il entend aussi les pleurs de sa mère quand le typhus a rongé le petit dernier. Et quand le père est revenu, la main coupée par le filet alourdi de poissons. Lamentations et plaintes. Pire encore, quand Fotini lui a jeté un regard noir le jour de la fête du vin. Le jeune il veut oublier toutes ces tentations du désespoir et le vieux, lui, il attend que le souvenir de la Mangkissa lui gonfle encore les entrailles. Et là, le vieux Daïs entame le chant du kaïmos. Vous l'entendez comme il pleure sa vie, ses souvenirs, ses chagrins, tout son vague à l'âme jusqu'à l'extase mystique, pas celle des saints, mais celle quand il la tenait la Mangkissa entre ses reins. Croire que la vie est encore là, bien recroquevillée dans son ventre et le pope peut bien crier que c'est des danses païennes, le vieux il s'en fout. Il est près à baisser sa culotte de cheval devant le pope et lui crier foutaises ! La vie c'est là qu'elle est. Il rit, découvrant sa mâchoire édentée, il tâte ses parties, on pourrait croire que son sexe va se dresser. Pas vrai, mon gars ? Allons encore du vin de résine.

    Raph repousse le bouton. Le pianiste a fait un geste las, plus de musique pour cette nuit. Quelle heure est-il ? Deux heures peut-être ? Oui, deux heures. Seulement deux heures. La nuit est longue, l'hiver. Je déteste la nuit. Elle n'en finit plus. Qu'est-ce que je te raconte ? Ce whisky aura ma peau mais avant il me rendra fou. Bien sûr que j'aime la nuit avec son monde d'hommes qui croisent le côté cour du décor. Côté jardin, les feuillages, les églises, les boutiques. Côté cour, du carton-pâte. Tu appuies ton doigt, là sur une façade et crac, de la poussière. Rien de plus. Allons, fais pas cette tête, que voulais-tu trouver ? Un peu de poussière, je te dis. Poussière qui colle à ta peau et, un jour de jadis, c'était l'ongle de Michel-Ange ou celui d'Attila qui a creusé un sillon.


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