•  

    Je déteste l'année 1764. C'est cette année-là que la bête m'a dévorée. Son petit a mâché ma main gauche juste avant que la bête ne tranchât ma tête. Mes métamorphoses pouvaient commencer.

    Au village, on m'appelait "la Jeanne". Je fus enterrée sans sacrements, puisque je n'étais pas allée à confesse avant mon supplice. Je suis morte deux fois, une fois par la bête, une fois par les hommes.

    La bête recommença. Pendant trois années, elle s'abattit sur le pays de Gévaudan, au nom désormais macabre. Aucun chasseur ne parvenait à traquer la bête solitaire. La nouvelle parvint jusqu'au roi, de ce siècle des lumières. Sa cour s'épuisait dans les liaisons dangereuses du libertinage. Il ne tolérait pas qu'une bête noire ramenât le peuple à des siècles obscurs. Rien ne devait briser son autorité sur tout son territoire. Ne venait-il pas de chasser les Jésuites de France ? Le roi fit envoyer ses meilleurs Dragons dans les landes du Gévaudan. Aucune balle ne semblait atteindre la bête. Après chaque battue, alors que les chasseurs à plusieurs reprises l'atteignaient, on la voyait s'enfuir plus loin dans les bois. Haro ! Haro ! La bête surgissait si rapide qu'on la voyait aux mêmes heures dans des villages éloignés de plusieurs lieux. En plein jour, elle pistait l'odeur des femmes et des jeunes gens.

    Un matin de printemps, on ne sait comment, le Beauterne parvint à capturer un loup monstrueux qu'on envoya à Paris. Chacun croyait que la bête avait succombé et chacun reprit ses activités. Quelques mois passèrent. Les carnages reprirent, plongeant de nouveau les paysans dans la terreur. Les battues recommencèrent d'hiver en hiver. Les tempêtes de neige empêchaient les chasseurs de la poursuivre. Dans les tourbières, elle réussissait à se cacher près de son petit endormi. Jusqu'au jour où le Jean Chastel, le sorcier à la balle bénite, parvint à tuer la bête dans les monts de Margeride, un joli nom pour un endroit de malheur. La légende pouvait commencer.

    On n'a pas retrouvé son petit.

    Promeneur, si parfois tu viens sur ces plateaux, tu apercevras, dans les nuits de lune, ma silhouette de jeune fille. Je me promène encore dans les landes à bruyères. Je me nourris de myrtilles qui poussent sous les pins. Pour dormir, je me protège sous les blocs de granit. J'écoute le chant des hêtres et le bellement des moutons. J'ai nourri le petit de la bête avec mon lait et mon corps s'est réchauffé à sa fourrure. Le petit a grandi. Il m'a apprivoisée. Il est devenu mon compagnon. Je suis devenue sa bête.



    Photo : Yves-Marie JACOB

     


    votre commentaire
  • Les livres aux mots noirs
    sont tombés épars
    Ce matin une main vaudou
    a empoigné ma poitrine
    mon cœur s'arrache

    Les livres aux mots de plomb

    ont délivré leurs paroles brûlantes
    Un esprit sorti de l'enfer
    a soufflé à ma bouche
    mes poumons s'effondrent

    Les livres aux mots incohérents

    ont lancé leurs flèches vénéneuses
    Un éros fatigué des jours
    a pétri ma peau flétrie
    mes souvenirs tenaces s’effacent. 

     


    votre commentaire
  • Non vraiment, vous vous trompez. Vous exagérez. Croyez-vous ce que vous dites ? Seules les femmes sont capables de parler ainsi à un homme. Nous sommes trop faibles, ou trop fats, nous vous laissons nous tromper. Vous êtes restée cette même femme, captivante, celle que j'ai croisée un jour de septembre, dans une rue de Londres, était-ce bien à Londres ? Vous ne devriez pas parler ainsi, me laisser croire que je suis resté beau et que vous aimez toujours lire ce que j'écris dans ces vieux journaux ridicules. Un bon amant, dites-vous ? Comment vous croire ? Mais je suis un homme et vous m'étourdissez. Vols mains douces entre mes doigts. Votre parfum, il restera sur les draps, j'en suis certain. J'en aurai le cœur retourné, saignant. Ecoutez, la ville résonne de vos pas. Regardez, les places ont pris le goût de votre silhouette. Je sens monter en moi cette douce mélancolie qui surgira après votre départ. Bien sûr, vous partirez. Bien sûr vous pressez ma main, mon bras, vous m'embrassez dans le cou. Mais vous partirez pour rejoindre vos horizons au nord de cette ville, pour plonger vos ongles dans le corps d'autres amants. Je savais que je ne devais plus penser à vous, je savais que je devais vous oublier. J'y étais parvenu, bien. Et voilà que notre brève rencontre a fait renaître en moi l'espoir, celui de vous revoir, de vous écouter me séduire à nouveau. Je fixe votre regard incertain, je glisse mon doigt à l'angle de votre bouche où se dessine ce sourire qui ourle de mystère votre magnifique insolence. Mais vos yeux, Madame, vos yeux ont gardé cet étrange reflet étoilé d'inquiétude. Pourrais-je encore vous retenir auprès de moi, dans ma vie, si commune quand j'écoute la vôtre ? Vous avez sorti votre poudrier, vous avez vaguement regardé votre première ride dans le miroir argenté. Vous le refermez. La boîte de Pandore se referme, l'espoir y reste prisonnier. Donnez-moi l'espoir de vous revoir, un soir, au bord de l'eau. Je ne parlerai pas, je vous écouterai, je vous croirai. Il me semble que cela a déjà été vécu.


    votre commentaire
  • Histoire d'un oeil malade

    Ce matin, le givre miroitait les rues, j'ai suivi une passante en manteau bleu, son col relevé dessinait à ses joues des airs afghans. Elle marchait lentement sur le bord du trottoir. Des enfants qui couraient l'ont croisé, elle ne les a pas vu, elle avançait comme une noctambule jusqu'au coin de la rue. Quand j'allai la rejoindre, un tram s'est faufilé entre nous, elle a grimpé les trois marches, les portes se sont refermées sur elle. J'ai perdu sa silhouette derrière les vitres du transport en commun qui m'a enlevé la belle inconnue. Sa vision est restée inscrustée dans mon oeil, comme une tache à l'intérieur de ma vue. Je regarde mon oeil, je suis cet oeil qui garde l'objet précieux évanoui.

    J'avais quitté ce matin la chambre jaune, je l'avais regardée prendre son bain, vêtue de rayons humides à ses grains de peau frissonnante. Elle naissait en étoile dans la mousse et j'aurais peint toutes ses nuits étoilées sous la lune opaque si elle m'avait retenu. Je la regardais me regarder et son regard avait des ondes en rayon X qui pénétrait mes chairs et mes artères.

    J'ai poursuivi ma marche solitaire dans les rues qui se remplissaient de neige. Bientôt je creuserai une tranchée, j'étalerai la neige pour laisser venir la mort blanche. Elle s'avancerait au pied du lit froid, je n'aurai pas de cri bleu, à peine un sourire entre les dents. Mon corps opaque se livrerait à la mort, et les trams poursuivraient leur rails plats sans percevoir mon linceul.

    Je me souvenais des baisers dans les champs de maïs. J'étais dans mes jeunes années, je frayais mon chemin dans le corps vivant de mon amour d'antan. Elle se baignait dans la rivière, ses cheveux roux se déroulaient et je plongeais mon regard au long de ses jambes, des cuisses, de son sexe, ruisselant. Je ne voyais que la perspective de son visage, elle se retourna en riant et son rire m'éclaboussa.

    Puis la grippe espagnole a tout emporté. J'ai gardé un piano et les notes ont recréé les souvenirs. Je marche, noctambule dans les rues, à la recherche de l'inconnue en manteau bleu. Mon oeil s'habituera aux ombres.

     

    illust : Edvard Munch

    votre commentaire
  • Palingénésie

     

    Pourquoi as-tu quitté notre tanière
    ma panthère des neiges
    Je t'avais dit de m'attendre

    Tu avais peur
    Je serais revenu
    J'étais parti chasser les chairs fumantes
    Tu étais affamée
    A mon retour je t'aurais nourrie
    Tu étais assoiffée
    Je t'aurais désaltérée à mes babines

    Au lieu de ça qu'as-tu fait
    A changer d'apparences
    A courir autour des hommes
    Tu sais qu'ils sont dangereux
    Ta robe de satin blanc ils l'ont salie

    C'est quoi ce trou rouge
    A ton poitrail
    C'est leur feu qui t'a transpercée
    Le démon Kamaloka t'a engloutie
    Je vais rester là dans notre tanière
    A lécher ta blessure mortelle

    Que vais-je devenir ma panthère blanche
    Maintenant que ton esprit ne souffle plus
    Attendre que les eaux souterraines m'inondent
    Pour goûter enfin à la palingénésie

    Demain quand tu renaîtras
    Je t'en prie déplace ton âme
    Dans le corps d'une femme
    Je te ferai signe dans la foule
    Tu me reconnaîtras,
    Je serai de nouveau ton atman

    Oubliée ton errance
    Nous reprendrons nos ébats.
    Puisque je t'aime
    Puisque je te mugis
    Dans les nuits de satin blanc.

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique