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    D'Ondine

     


    Il était une fois une petite sirène. Ce pourrait être celle du Danemark ; celle qui attend immobile et fragile le retour d’un prince venu de Thullé. Elle s'est assise un matin d'automne sur les roches humides d'une plage danoise et depuis elle penche son corps en avant vers les flots qui lui ont volé la vie. Elle attend le retour de l’impossible, ses jambes de femme à jamais repliées sous se reins.

    De Thullé arrivent encore des marques d'une noce, quelques cotillons, des bouchons de liège qui rappellent que l'on fait couler à flot les vins de France dans les calices d'argent. La reine avait les larmes aux yeux quand elle surveillait, encore attentive, les gestes de son fils, oublieux d'elle et déjà ses mots chuchotés pour celle qu'il a choisie : une blonde jeune princesse venue du royaume voisin. Le prince glisse l'anneau sacré aux doigts de l’aimée.

    Ondine ne craint plus les coups de sabre qui à chaque pas ployaient sa démarche légère. Les flots marins ballottent déjà son corps. A l'heure où les cloches du royaume carillonnent, une vieille sorcière lui murmure des paroles maléfiques et ses larmes auraient pu combler à jamais toutes les mers asséchées. A cette heure, l'océan la porte d'écume en écume et Aphrodite ne pouvait rien pour cette enfant perdue. Dans les nuages gris, Éros se cache, triste et regrettant l'absence de la justice de Zeus. Les Walkyries se taisent et si le vent souffle, c'est de rage, pour crier son impuissance. Dans leur royaume sous-marin, les sœurs d'Ondine se lamentent mais le roi, leur père, leur rappelle la conduite insensée de sa chère enfant. Lui-même ne peut rien pour alléger le terrible ordre des choses. Ondine a refusé de se plier aux ordres du monde. « Moi, encore moins que le plus futile de mes sujets, ne peut rien pour votre sœur, pour ma fille chérie. Comment un roi, gardien de l'ordre, peut-il changer le cours des temps ? Ondine savait à quoi elle s'exposait. Plus rien n'est possible désormais. Les flots engloutiront mon enfant à tout jamais. »

     

    Les pleurs des sirènes s'en vont de rocher en rocher, de plage en plage, d’îlots en îlots.

    Un poète les entend et se lamente avec elles. C’est sur son île que les flots décident de déposer le corps d'Ondine. Que ne peut-il être dieu et redonner vie à cette chair encore chaude ? Il allonge Ondine sur une litière de fleurs et étale ses longs cheveux. Le calme a de nouveau imposé son masque à cette petite fille oubliée des dieux. Le poète quelque nuit s'étend à ses côtés, la lune projette ses rayons adoucis sur leurs corps. Le poète croit entendre le souffle régulier de la jeune fille. Lorsque le soleil se lève, le poète a pris sa décision : pendant quarante jours et quarante nuits, il éclate un marbre noir pour conserver à jamais le corps de la jeune téméraire.

    Il faudra attendre bien longtemps pour que le marbre ait plié sous les flots, un artiste préféra le bronze pour recréer la silhouette. L'histoire ne dit pas si le poète a rejoint sa sirène au fil des temps.

     

     

     


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  • La reine mère - Bonjour jardinier, ne t'éloigne pas, j'ai besoin de toi. J'ai encore senti mes rhumatismes dans l'épaule gauche cette nuit. Comme à chaque printemps, les courants froids frappent à ma fenêtre et me rappellent que le temps sans vieillesse est passé.

    Sudra - Les marées d'équinoxe et la lune ont remué nos fonds marins. Les algues sont couchées ce matin dans le parc. Je dresserai deux ou trois rangées d'algues hautes devant la fenêtre de votre chambre.

    La reine mère - Ne plante pas encore ces horribles chevelures vertes, leur odeur est détestable. Je préférerais quelque chose de plus léger et qui soit coloré et qu'enfin des bancs de poissons y nichent quelquefois mais non pas ces moules mornes et béantes.

    Sudra - Je pourrais sur un lit de sable de corail planter des Asparagopsis armées. Leur feuillage en filaments roses accueille facilement la danse des crevettes. Je pourrais ajouter une amazone rouge, pour la couleur, et des Nymphéa lotus. Les anémones et les poissons clowns s'y plairont.

    La reine mère - C'est parfait, tu vois quand tu veux tu trouves de bonnes idées. Que transportes-tu là dans tes bras ?

    Sudra - Un sac de sable, Reine.

    La reine mère - Ce n'est pas un bien si précieux pour que tu le transportes avec tant de précaution.

    Sudra - C'est un sable spécial.

    La reine mère - Spécial ? Et que comptes-tu en faire ?

    Sudra - L'offrir à Ondine, elle aura quinze ans demain.

    La reine mère - Serais-tu le seul dans ce royaume à t'en souvenir ?

    Sudra - Le roi refuse-t-il toujours d'organiser un bal ?

    La reine mère - Il ne refuse pas. Seulement, il n'en parle pas. Et quand mon fils garde le silence...

    Sudra - Vous pourriez le convaincre, Reine.

    La reine mère - Quand il s'agit d'Ondine, je suis impuissante. D'ailleurs depuis dix jours, il est au loin chez Borée. Ils domptent de nouveaux coursiers.

    Sudra -  Puisqu'il est absent, ne pourrions-nous pas... Il n'en saurait rien... Et Ondine serait si heureuse.

    La reine mère - Que dis-tu malheureux ? Tromper le roi ? Quelle audace ! Voilà bien la récompense que tu me donnes quand je me suis montrée avec toi trop confiante ! N'oublie pas, jardinier, que le roi sait tout. Si nous osions fêter les quinze ans d'Ondine, sa colère serait, serait... Non, c'est inimaginable. Je connais mon fils. Ondine serait la première à en souffrir. D'ailleurs, je ne crois pas que son anniversaire lui importe. Elle se moque de toutes nos traditions.

    Sudra - Pourtant cet anniversaire-là n'est pas banal, c'est au cours du bal de leurs quinze ans que les océanides choisissent leur futur époux, l'oubliez-vous ?

    La reine mère - Jardinier, écoute-moi bien... Quel âge as-tu au juste ? Trente ans ?

    Sudra -  Non, quarante, comme le roi.

    La reine - Tiens, je n'y avais jamais pensé. Moi j'aurai bientôt cent cinquante ans. Je sais parfaitement qu'un océanide se lasserait d'Ondine. Quand il aurait envie de rire, Ondine serait à rêver, quand il se rapprocherait d'elle, elle serait lointaine. Cela va bien à sa vieille grand-mère de supporter une telle enfant.

    Sudra -  Reine, je vous assure...

    La reine mère - Cette conversation a assez duré. N'oublie pas mes ordres, deux, non, plutôt trois rangées de... j'ai oublié leurs noms.

    Sudra -  Des Asparagopsis armées.

    La reine mère -  Comme tu dis.

    Sudra -  On les appelle aussi Harpon de Neptune.

    La reine mère -  Je me souviens d'un jardin, dans le pays de beauté, il y a bien longtemps. Il y avait un jardin, planté de merveilleuses palmeraies qui protégeaient des grandes chaleurs. Il s'étendait à perte de vue entre les rives fleuries des deux fleuves. Mille fleurs variées y poussaient et il suffisait détendre la main pour cueillir des fruits jamais défendus. Ne pourrais-tu dans notre palais recréer une telle harmonie plutôt que nous entourer de ce chaos ?

    Sudra -  Ma reine, je ne peux me résoudre à dompter la nature. J'ai le goût pour les bois ombreux et sacrés, propices à la contemplation. N'oubliez pas que je viens du pays des forêts anciennes. J'ai accompagné Cymbaline dans son grand voyage.

    La reine mère -  Quel est tout ce tapage ?

    Entre les trois sœurs
    Les trois sœurs -  Bonjour Mamie Wata, bonjour Sudra.

    La reine mère -  Bonjour, bonjour, pourquoi toute cette agitation ?

    La première sœur -  Mes sœurs veulent porter la robe blanche et rose de maman, avec la traîne en perles. Laquelle de nous aura le droit, Mamie Wata ?

    La reine mère -  Et pour quelle raison porteriez-vous cette robe ?

    Les trois sœurs  -  Pour le bal !

    La reine mère -  Aucun bal n'est permis, vous le savez bien.

    La deuxième sœur -  Père l'a autorisé.

    Sudra -  S'il y a bal, c'est Ondine qui portera la robe.

    Les trois sœurs - Sudra défend toujours Ondine, il est amoureux d'Ondine, Sudra veut épouser Ondine.

    La reine mère -  Cessez immédiatement ce piaillement. Qui a décidé que ce bal aurait lieu ? Votre père est absent.

    La deuxième sœur -  Ce matin est arrivé au palais son écuyer qui portait un message.

    La reine mère -  J'aurais dû être prévenue.

    La troisième sœur -  Nous avons surpris l'écuyer dans les bras de son océanide.

    La reine mère - C'est inadmissible. Ce jeune océanide aurait dû immédiatement accomplir sa mission. Ce palais est le lieu de tous les désordres. J'en parlerai à votre père. Tout est de sa faute, il n'est jamais là. Son devoir de roi l'exige.

    La troisième sœur -  C'est moi qui porterais la robe de maman.

    Les deux sœurs -  Non moi, non moi.

    La reine mère -  Assez, assez. Tenez-vous tranquilles !

    Les trois sœurs -  Moi, non moi !

    La reine mère - Taisez-vous ! Ce sera Ondine et aucune autre qui portera la robe de Cymbaline.

    Les trois sœurs -  Elle n'en voudra pas.

    La reine mère -  Où allez-vous maintenant ?

    Les trois sœurs -  Prévenir Ondine.

    La reine mère -  Restez-là, c'est à moi de lui parler la première. Il faut la ménager, c'est une enfant sensible.

    Les trois sœurs -  Ça recommence. Père et toi, vous nous feriez croire qu'Ondine ne serait rien sans vous. A-t-elle besoin de tes conseils et du silence de père pour se connaître ?

    La reine mère - Toutes les trois, sortez de ma vue, je vous ai trop entendues. Disparaissez ! Et les invités comment les prévenir ?

    Les trois sœurs -  C'est fait. Nous avons envoyé un message à tous les invités. Le Secrétaire d’État a tapé lui-même les adresses de tous les grands du royaume. Irons-nous prévenir Ondine ?

    La reine mère -  Allez la chercher et ramenez-là ici, c'est un ordre. Et toi, jardinier, que restes-tu là planté ?

    Sudra -  Dois-je planter votre haie tout de suite ?

    La reine mère -  Quelle haie ? Il est bien temps ! N'as-tu donc aucune jugeote ? Nous avons bien autre chose à faire aujourd'hui, il te faudra ramasser les coquillages et cueillir les anémones, décorer les trois salles de réception et aussi la grande salle de bal.

    Les trois sœurs -  Sans oublier nos jardins !

    La reine mère - Vous êtes encore là ? Dépêchez-vous et ramenez-moi Ondine.

    Elles sortent.

    Sudra -  Pourquoi le roi a-t-il pris cette décision si soudainement ?

    La reine mère -  Il aura trouvé un prétendant digne d'Ondine, sans aucun doute c'est cela.

    Sudra -  Je m'inquiète, ma Reine, le roi n'agit jamais sans raison.

    La reine mère -  Je te le dis, un prétendant.

    Sudra -  Il l'aurait trouvé chez le roi des vents ? La coutume n'est pas de marier une princesse à un étranger.

    La reine mère - Tu as raison. Et pourquoi pas, après tout ? Nos royaumes sont alliés, rien ne l'empêche. Le roi peut changer la coutume, il est le roi.

    Sudra -  Bon moyen pour se débarrasser de sa fille.

    La reine mère -  Encore une fois, Sudra, tu vas trop loin. Mes oreilles ne peuvent en supporter davantage. Mon fils est oublieux, certes, et il se montre parfois indifférent à Ondine, comme envers nous tous d'ailleurs, mais de là à renier sa fille, non ! Ça non ! Sinon il devra me renier aussi.

    Les trois sœurs -  Ondine a disparu, Ondine a disparu, Ondine a disparu.

    La reine mère et Sudra -  Disparue ?

    La première sœur -  Elle n'a pas dormi dans sa chambre, sa femme de chambre nous l'a dit.

    La deuxième sœur -  Nous pensions qu'elle serait à son jardin. Personne. Et la porte du parc, celle aux dauphins était ouverte.

    La troisième sœur -  Ondine a désobéi à notre père, elle a quitté le palais.

    Les trois sœurs -  Nous savons où elle est partie. Nous savons où elle est partie. Nous savons où elle est partie.

    La reine mère et Sudra -  Où est-elle partie ? Où ?

    La première sœur -  Ondine s'en est allée sur les flots bleus, pour découvrir le monde des hommes.

    Les trois sœurs -  Et c'est Mamie Wata qui l'a permis.

    La reine mère -  Encore des insolences, si je vous attrape. Mon dieu, mon dieu, quel chaos !

     


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  • Océan - Je me souviens des jours anciens et je m'enivre de leur fuite insoutenable. Quelle couche choisirai-je cette nuit ? La tienne ?
    Nessoa - Je ne suis pas une de tes passantes. Je viens de ton passé, Océan. Arrête de boire, tu es ivre.
    Océan - La terre boit la pluie, la mer se désaltère au passage des brises, le soleil boit la mer. Pourquoi me défends-tu de boire ? Je me clarifie pour le bien de mes troupeaux, pour le bien de mes peuples ! Aurais-je bu du Soma ? La boisson me soulève comme un vent furieux. Aurais-je bu du Soma ? Je vais frapper sur la terre à grands coups, soit par ici, soit par là, pour la détruire ! Aurais-je bu du Soma ? Je suis grand, grand, me voilà dressé jusqu'à la nue. Je goûte au feu. Aurais-je bu du Soma ? Ou bien aurais-je bu avec déraison le lait brunâtre de l'haoma, ou bien avec esprit la bière de mil ? J'aime les mélanges. Et quand j'ai trop bu, la vessie pleine, je pisse le Soma palpitant, je pisse sur la terre, je pisse sur la race humaine. Ecoute ce qui me ronge, Nessoa. Toutes ces boissons me lassent comme les créatures femelles, femmes, nymphes, sorcières, me lassent aussi. Il me faudrait de nouveaux breuvages, du sang neuf ! Je choisirai le vin du Caucase pour fêter les fiançailles de ma fille. Nessoa, je me souviens. Notre amour n'était-il pas meilleur que les breuvages de l'oubli ? Cette nuit, ma sorcière superbe, reprends ton vieil amant pour jouer comme avant à nos jeux d'amour.  Nous pourrions y croire de nouveau. Laisse-toi conduire par Océan, belle Nessoa. Rejoins ma couche pour cette nuit et si tu le désires pour les nuits à venir.
    Nessoa - Je croyais que tu voulais goûter des saveurs nouvelles ? Que ferais-tu de ta vieille maîtresse ? Que cherches-tu encore Océan ?
    Océan - Moi rien, rien du tout. Et des royaumes s'élèvent et des royaumes s'effondrent, ainsi soit-il. Mon ivresse m'inonde de folie, Nessoa. Je me laisse griser par toi, captivante sorcière à la voix fêlée. Ta couleur de guerre sied à mon incertain combat à moi-même. Tes charmes extrêmes rassurent le rythme anxieux de ma démarche. Je me rends à toi. Fais-moi oublier toutes mes dissipations. Je voudrais enlacer encore une fois ta taille et basculer ton long corps pour qu'un baiser silencieux taise toutes les vaines paroles. Dis-moi que je suis encore ton tendre amant.
    Nessoa - Comment puis-je croire au sérieux de cet instant ? Je te vois déroulant tous les chemins d'hier. Pourrais-je me retrouver face à toi, nouvelle, m'appuyant sur l'équilibre prodigieux du passé accompli ?
    Océan  - J'ai trop bu, cela me donne de la puissance.

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    Ondine sort de l'eau ; sur la plage un homme est assis (même pose que le penseur de Rodin).

    Ondine - Bonjour, que faites-vous sur la plage ?

    Le pêcheur - Mon fils aîné a été pris dans la tempête il y a douze jours. J'ai retrouvé son corps brisé sur les écueils. Je reste seul à nourrir ma famille et la sienne. J'ai dénoué les mailles de mon filet de pêche mais il est trop fragile. Je songe à en tisser un plus solide.
    Ondine rencontre un deuxième homme qui dessine avec un bâton dans le sable.

    Ondine - Bonjour, que dessinez-vous sur le sable ?

    L'inventeur - Je regarde les oiseaux, là-bas, les mouettes et les cormorans au-dessus des rochers sombres. Je voudrais assembler des ailes et les lier sur mes épaules pour quitter cette île où je croupis.

    Ondine - Où irez-vous ?

    L'inventeur - Comment voulez-vous que je sache ? Je ne connais que mon île. J'irai dans les pays de l'eau illimitée.
    Ondine rencontre une femme qui regarde le ciel à l'horizon en soupirant.

    Ondine - Pourquoi soupirez-vous ?

    La mère - J'attends l'étoile du soir qui me rendra mon enfant. Depuis neuf jours, j'erre dans les terres à sa recherche. J'ai mangé la terre, j'ai hurlé à la lune, j'ai arraché mes cheveux, j'ai griffé mes joues. Mais ma fille n'est pas revenue. Les grains de blé ont noirci, le lait de la brebis s'est tari. Durant mon voyage nocturne, en direction des ténèbres du Nord, des étrangers m'ont chuchoté doucement à l'oreille le don de la compassion, de l'espoir lorsque tout est sombre, et de la patience lorsque tout est en attente.
    Ondine s'approche d'un quatrième personnage, qui arpente à grands pas la plage.

    Ondine - Bonjour, pourquoi marchez-vous à grands pas sur la plage ?

    Le philosophe - Je compte, je décompte, j'entreprends. Hier, j'ai énoncé le premier théorème. Aujourd'hui, je dis que l'eau donne naissance à tous les éléments. Demain je crierai : les dieux sont morts ! Unissons-nous pour tuer le dernier de leurs fils ! J'ai pensé que le monde pourrait aller loin si vous écoutez ce que je dis.

    La mère - Qui nous lavera de ce sacrifice sanglant ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Qui peut savoir si c'est un dieu ou le fils d'un homme ? Qui guérira la douleur d'une mère ? Mais ne les laissez pas enlever nos enfants. N'écoutez pas ce qu'il dit.

    Le pêcheur - Sur cette terre, qu'y a-t-il de meilleur ? C'est notre progéniture que nous devons sauver.

    Le philosophe - C'est la terre que nous devons sauver. Nous sommes seuls.

    L'inventeur - Nous ne la sauverons pas toujours, il faudra la quitter un jour, comme l'enfant quitte les bras de sa mère.

    Ondine - Je ne connais que les eaux du commencement. Que se passe-t-il sur terre ?

    Le philosophe - Quel commencement ? Y aurait-il une fin ?

    L'inventeur - Sur terre, passe le temps.

    La mère - Les hommes font la guerre.

    Le pêcheur - Les hommes cherchent leur nourriture.

    L'inventeur - Les hommes comptent les étoiles. Un jour, l'homme retournera sur la lune.

    Le philosophe - Les hommes ont découvert la mort.

    Ondine - Moi aussi, je connais la mort. L'écume nous emporte.

    La mère - Je sais que lorsque l'épi est mûr, il faut le moissonner pour que le pain soit coupé. Je sais que la vie a besoin de la mort. Laissez la fin du temps en suspens.

    L'inventeur - Et la musique ? Il y a la musique.

    Le philosophe - Et les mots, il y a les mots.

    Le pêcheur - Et la mer ? Il y a la mer.

    La mère - Et l'amour, il y a l'amour.


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>à suivre...
    </o:p><o:p>Photo : Yves-Marie Jacob</o:p>


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  •   barque à deux voiles lac léman

    Zagrès (attaché à la proue d'un navire) - Demain je retrouverai l'Ile sans avoir accompli ma quête. J'ai traversé les mers, les déserts, les montagnes, je me suis égaré, j'ai voyagé vers des rivages lointains, je me suis éloigné pour me trouver moi-même. Mais aujourd'hui encore, je ne connais ni le nom, ni le visage de celui qui m'a conçu. Je pourrais repartir pour connaître d'autres continents inconnus, je pourrais parcourir les terres jusqu'au bout du monde, je pourrais plonger mon regard dans l'océan apaisé. Mais aucun vent du désert ne me soufflera le nom de mon père.
    Yann - Eh bien, Zagrès, pauvre roi du monde attaché à la proue de mon navire, comment te sens-tu parmi nous ?
    Zagrès - Je me sentirais mieux si tu me détachais de ton navire. Je suis un jeune homme sans fortune, qu'espères-tu de moi ?
    Yann - Tu as voyagé très loin, tu retournes sur l'Ile. Tu n'es certainement pas un homme ordinaire. Je vais demander une rançon au peuple de ton Ile et si personne ne te connaît là-bas, je te vendrais dans un des ports de l'Empire. En bon serviteur de l'Empire que je suis.
    Zagrès - Serviteur ou pirate ?
    Yann - Soit, Yann le pirate, ça sonne bien.
    Zagrès - Tu as un drôle d'accent.
    Yann - Je viens du grand Nord. J'en ai eu assez des brumes des mers froides, j'ai voulu connaître les îles merveilleuses de la mer d'entre les terres. Quand on a connu les déferlantes du Nord, cette mer n'est qu'une plaine liquide. Ce soir, les chansons de mes matelots étaient remplies de craintes, ils se plaignent de l'absence du vent. « Nulle brise n'agite nos voiles. L'étranger n'a pas sacrifié aux dieux » scandent-ils. Ils attendent le clapotis régulier des vagues mais sous l'indifférence de la lune, la mer respire, paisible, comme l'enfant qui dort.
    Zagrès - Pourquoi n'accostes-tu pas sur l'île de Nysa, elle est toute proche.
    Yann - Nysa ? L'île-au-loin ? J'ai un contentieux avec le roi de Nysa. Il y a quelques années, je lui ai livré un magnifique taureau blanc aux longues cornes. Ce vieil orgueilleux frémissait à l'idée de détenir une aussi splendide bête digne d'être chevauché par Océan. J'ai oublié de lui dire qu'en fait il s'agissait d'un auroch sauvage. La bête a fait pas mal de ravages dans les troupeaux du roi, qui s'est résigné à parquer l'animal dans un enclos très spécial. Depuis j'évite d'approcher les côtes de Nysa. Je n'ai pas envie de me retrouver dans cette arène pour combattre ce taureau sauvage au prix de ma vie. Je tiens à ma vie.
    Les trois filles perdues - Eh bien, étranger, tu espères les sirènes pour rester attaché à la proue ? Ecoute plutôt nos chants qui ne t'enverront pas dans le pays de l'oubli. Ils te conduiront sans peine au troisième ciel et si tu aspires au bonheur suprême, à la volupté infinie, nous t'offrons le septième ciel.
    Yann - Quelles prétentieuses, pourquoi pas au huitième ciel ?
    Les trois filles perdues (Apercevant Yann) - Yann, comment oses-tu enchaîner ce beau jeune homme aux cheveux débordants ?
    Yann - Je le détachais, regardez ! (Il coupe les liens avec son épée courte.) Les filles perdues, ne soyez pas trop entreprenantes avec lui, ce n'est qu'un enfant après tout.
    Les trois filles perdues - Oublies-tu Yann qu'à quinze ans tu nous avais déjà prises dans ton équipage ? Tu nous avais déjà prises, Yann ! Déjà prises !
    Zagrès - Pourquoi les appelles-tu filles perdues ? Vous êtes vraiment perdues ?
    Les trois filles perdues - Toi, tu es vraiment charmant ! Quels pays as-tu traversés ?
    Zagrès - J'ai parcouru les ruelles de Babylone aux briques géantes. J'ai remonté le fleuve impassible et croisé les vaches dociles. J'ai grimpé les vallées perdues jusqu'aux monts sacrés du toit du monde. Je suis allé aux extrémités de la terre.
    Les trois filles perdues - Donc tu as forcément croisé des filles perdues, celles qu'on rencontre chez les cabaretières ou autour des temples de la grande mère.
    Zagrès - Comment vous appelez-vous ?
    Les trois filles perdues - Tina ! Kate ! Patti ! Sous le pommier, nous te ferons découvrir l'amour et le secret féminin. Zagrès au cœur battant, nous deviendrons tes promises puisque tel est le désir de ton regard. Nos chairs porteront tes cicatrices. Quand tu seras libre, penses-y, viens chevaucher avec nous la brise d'acier.
    Yann - Ne les écoute pas, elles sont insensées.
    Les trois filles perdues - Si tu es prêt, nous volerons vers toi, nous dévalerons les montagnes d'eau et de roches pour te rejoindre, beau Zagrès. Si tu cherches la vérité, nous serons ton délire ! Notre mauvaise réputation effraie les bien-pensants. Sois le guide de nos cris, nos déhanchements et nos folies ! Tu seras notre joueur de flûte, toi le prisonnier. Sois le diamant fou qui bat à notre gorge ! 
    Zagrès - D'où venez-vous ?
    Les filles perdues parlant toutes les trois en même temps 
    La première - De l'Est !
    La deuxième - Du Nord !
    La troisième - Du Sud !
    Yann - Ne les écoute pas, elles sont insensées. Elles sont possédées par la discorde. Elles n'ont plus de mémoire, que des bribes, et chacune invente, se tisse des souvenirs.
    L'une des trois filles perdues - Baubô, notre mère nous a souvent raconté que nos ancêtres venaient des terres du sud. Il y a si longtemps qu'elle est la seule de son peuple à s'en souvenir.
    La deuxième fille - Puis notre peuple s'est installé sur les rives de la Mer de Kara. De là, il a remonté le grand fleuve Douna, jusqu'aux brumes du Nord.
    La troisième fille - Nous habitions dans les Monts-Noirs, à l'orée de la forêt sombre des terres hautes. Dans la cave de notre taverne coulait la source de la Douna. C'est ce que nous racontait Baubô mais peu après notre naissance, la source a disparu. Notre mère nous élevait seule depuis la mort de notre père. Pour survivre elle est devenue cabaretière. Le premier soir que Yann est entré chez nous, elle l'a accusé d'avoir chapardé des pains de seigle. Notre vieille sorcière de mère le soupçonnait de tous les maux.
    Yann - Cela ne s'est pas passé ainsi. Votre mère soupirait : «Yann, tu es trop jeune pour Baubô, prends ses filles. Mais si tu les enlèves à Baubô, que va devenir Baubô ? Baubô va perdre son commerce ! Il n'y a pas meilleures danseuses que ces trois belles. Leurs danses font tomber la pluie, leurs danses conduisent les guerriers, leurs danses plaisent aux dieux mais surtout leurs danses transportent dans le grand voyage. Yann, Baubô te les laisse pour un baiser et quelques pièces d'or. » C'est ainsi que vous avez quitté le grand Nord avec moi dans ma coque. Je n'ai pas eu le cœur à vous vendre dans un port d'Orient. Et qui aurait voulu de trois filles sales et sans manière, aux cheveux roux et coupés comme des épis, qui auraient voulu de mes trois filles perdues !
    La première fille - Nous sommes des petites mères pour toi, tu ne peux pas te séparer de nous et nos chants te ravissent, vieux pirate.
    La deuxième fille - Nos chansons sont pleines d'obscénités, horribles et sales. « Mais qu'est-ce donc ? » s'exclament les bien-pensants. Dans les forêts du Nord, les Lugi s'accroupissaient en guerriers pensifs pour entendre nos chants.
    Yann - Ne les écoute pas, elles sont insensées. Elles cachent leurs visages par des tatouages mais leurs corps sont beaux et voluptueux. Crois-moi, pour des pirates elles sont attirantes. Je les accompagne parfois avec ma lyre mais ma musique ne parvient pas à les rejoindre dans leur exaltation. Pour les atteindre, je suis obligé d'employer d'autres tours. Je te les cèderai volontiers quand tu seras libre.
    La troisième fille - Yann, regarde ! les dauphins reviennent.
    Yann - Je n'aime pas voir les bandes de dauphins bondissant dans la mer autour de mon navire. Cela n'annonce jamais rien de bon. Matelots, tenez-vous en éveil.


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