• Yanina ou le retour du guerrier (extraits)

     

     

     

     

     

     

     

    Alexandre

    Non, je ne vous oublie pas, chères ombres et même si le soleil m'aveugle je sais que vous êtes là, un peu en retrait comme il sied à des morts. Ce soleil, regardez comme il brille. Mais vous ne pouvez pas le voir, ce n'est même pas une lueur dans votre brume céleste. Moi, je le vois. Mes pauvres yeux comme vous avez mal et comme j'aime cette douleur. Ce matin quand tu as surgi de l'horizon, soleil, c'était comme une cavalcade furieuse. Tous les arbres, les fleurs, l'herbe verte, silencieux, somnolents, résonnèrent tout à coup, frappés par tes rayons. Il a fallu que la nuit soit bien noire pour que je t'oublie, Soleil. Vous pouvez rire vous autres et me traiter de pauvre fou. C'est vrai, mes frères de la mort, c'est vrai : je suis vivant! Un Dieu protecteur a soufflé sur mon corps, et ici, maintenant, je vis. Vivant, je le suis bien. Ce matin dans les rues du village je sentais derrière les volets à demi clos, le regard des femmes, parcourues d'un long frisson. Ce n'est pas seulement le départ des guerriers qui leur donnait cet émoi. C'est Alexandre qui passe. Vous ne vous souvenez pas comme les femmes tremblaient à mon passage : un murmure dans le rang des courtisanes, une rougeur aux joues des princesses, un voile qui s'abaisse sur le regard des jeunes filles. Ma présence les faisait toutes frémir. Même les hommes. Souvenez-vous. Bucéphale piaffait, c'était ma première bataille, qui aurait pu dire que j'étais un vainqueur. Et pourtant, tous me suivirent, d'une seule âme qui fondit sur l'ennemi. Et maintenant sur cette île du coeur de la Méditerranée, à mi-chemin des côtes où mon corps repose et du pays où je suis né, c'est là que je ressuscite, par le pouvoir d'une petite fille. Des maisons blanches, agrippées à la colline comme le raisin à la grappe, le ciel sentant l'olivier et mes pas qui claquent sur le pavé des rues. 0 Zeus, Zeus, merci de cette minute volée à l'Hadès. Que dites-vous, vous autres? Cela ne durera pas. Il me faudra retourner parmi vous. Je le sais. C'est un répit que dieu me donne. Quelques heures, quelques jours peut-être, un mois, quarante jours ? Ai-je mérité cette faveur? Que s'est-il passé? J'étais dans la chambre de ma mort. Mon corps gisait parcouru d'une fièvre mortelle. Un à un mes soldats défilaient pour un adieu : adieu à la vie, adieu aux honneurs. Certains pleuraient, finis les rêves du bout du monde, quelques uns souriaient: le voilà donc ce héros divin qui gît, comme chacun de nous tôt ou tard. Un homme passait que j'avais protégé dans une bataille, un autre à qui j'avais payé les dettes ; celui-là que j'avais embrassé à son mariage. Ils défilaient et déjà la brume les enveloppait. Ce n'était que la fumée de l'encens, légère et suave qui flottait. Ce n'était pas encore ce brouillard visqueux. Imaginez la Grèce, sans couleur, plus d'ocre, ni de vert, le vent a balayé jusqu'aux nuages blancs. Rien que du gris, universel et immobile. Un fleuve inerte sans même le bruit de l'eau qui coule. Charme du torrent qui ce matin m'a éveillé. Un rêve me berçait: je poussais une porte, une de ces portes de palais que deux gardes ne suffisent pas à ouvrir tant elles sont hautes et massives. Et là, sous ma simple poussée, elle s'ouvrait lentement. C'est le bruissement du ruisseau qui m'a empêché de contempler ce que la porte cachait. Votre roi est revenu parmi vous mes amis, mes frères. Réjouissez-vous. Il est amer le retour du vainqueur. Le monde a vécu sans moi. Mes conquêtes n'ont pas suffi. D'autres ont refait le même chemin que moi et à leur tour sont morts. A ma seconde naissance, une guerre m'accueille; hélas je fais partie de l'arrière-garde, pas même, je reste avec les veuves et les orphelins. Est-ce là la place d'Alexandre ? Alexandre existe-t-il loin du regard de la scène ? Je voulais être le spectacle du monde, celui qui ravit, qui exalte, celui qu'on acclame, qu'on déteste aussi. Je voulais être le masque de la vie. Comment aurais-je pu vivre dans l'ombre de Philippe s'il avait vécu plus longtemps. Mon père est mort, vive mon père! Nous voici sur la route d'Alexandre. La Grèce ? Trop étroite et qu'aurais-je à vaincre là où mon père a déjà gagné ? Suivez-moi, soldats sur les routes de l'Orient. Je serais votre guide, votre étoile et les dieux protégeront notre procession. A moi Achille, à moi l'Orient. Même la Pythie, pauvre vieille, n'a pu me résister et qui aurait pu résister à ma jeunesse fougueuse, sûre de vaincre. Sûre ? Je voulais franchir les cols, passer les fleuves, les mers et les déserts ne me faisaient pas reculer. Plus loin, plus loin, qu'importe si vous vous essoufflez compagnons, qu'importe si je m'essouffle. Là-bas, là-bas vous verrez, je trouverai le pays où pousse l'Arbre de Vie. Quand sur le cours de l'Indus mon radeau glissait, qu'une terrible blessure entaillait ma chair, les guérisseurs me faisaient mâcher des roseaux au goût de miel: voilà l'Arbre de Vie disaient-ils pour me convaincre que mon voyage était fini. Mais ils mentaient et j'ai fait semblant de les croire. J'ai renoncé à ma folle espérance, promettant que plus tard, quand j'aurais fortifié mon royaume terrestre, je reprendrais le chemin de ma jeunesse. Certains diront que c'est folie de vouloir trouver sur terre ce que le ciel nous occulte à jamais. Mais sinon, à quoi bon être héros, si l'ultime, le beau, le bien suprême nous échappe... Et Héphestion est mort et avec lui mes dernières lueurs de sagesse... T'en souviens-tu Héphestion de ces jours heureux de notre jeunesse, quand nous écoutions l'éphèbe chanter les vers de Sappho. La nuit descendait sur la colline et nous étions étendus dans l'herbe avec les compagnons. Le soir était doux et nous attendions l'aimée qui viendrait à nous. Notre maître était assis sur le perron blanc. Il nous oubliait pour l'étoile du soir. Le chanteur s'est tu et nous rêvions. Puis les rires ont repris. Rires francs de jeunes hommes. Tu t'es levé et je t'ai suivi. D'autres luttaient pour le plaisir du jeu, des corps qui se durcissent et se détendent souplement sous l'effort. Nous aussi nous avons roulé ensemble dans l'herbe et chacun entendait nos voix claires. Je faisais plier ton long corps et toi tu me retenais sous toi. Et la sueur perlait à nos tempes. La lune s'est levée. Nous étions épuisés. Tu haletais dans un rire au-dessus de moi et tes yeux noirs plongeaient dans les miens. Nous étions jeunes et nous nous aimions. Héphestion, mon aimé, mon âme. C'est par toi que je vivais: c'est toi qui me rassurais quand l'horrible douleur tordait mon ventre et ma poitrine. Ta main sur mon front et ta voix suffisaient à m'apaiser. Après toi, il ne me restait plus qu'à m'anéantir pour te rejoindre. Presque une année où j'ai vécu sans toi. Chacun me croyait guéri de toi, de nous. Personne ne voyait le mal qui cheminait sûrement en moi. Il y avait bien les signes qui annonçaient sa mort. Mais je rassurais mes soldats et la cour. Ne craignez rien, mon oeuvre n'est pas achevée, les dieux ne permettront pas que je meure si tôt. Dans mon coeur, le mal poursuivait sa destruction, une fissure, imperceptible, puis la brèche s'agrandit, un abîme bientôt s'ouvrait. Et quand je tenais le monde étendu dans la paume de ma main, le marbre s'est craquelé. Ma main s'est repliée sur le vide. Le souffle de l'Hadès avait brûlé mes yeux et ma gorge. Et toutes mes anciennes blessures n'auraient pu combler le néant où je sombrais. Ce n'était pas l'esthète qui voulait rejoindre l'ami dans la mort, ce n'était pas le soldat excédé des batailles, ni le roi désabusé de la puissance. C'était l'homme, abandonné, impuissant, guettant des miettes d'éternité. 0 ami, mon frère, Héphestion : les dieux m'avaient abandonné. Mes voyages ne m'avaient conduit qu'au bord du précipice le plus terrible: au bord de ce moi s'évanouissant. Même la souffrance ne m'accablait plus. La vie s'échappait en silence de mon corps désormais inutile. Pourrais-je aujourd'hui me sauver, rejaillir dans ta demeure, Zeus? 0 dieu, père, pourquoi m'as-tu abandonné?

     

     


     

    Alexandre

    Yanina, comme tu dors bien, comme tes rêves sentent la vie la paix. Petite fille, que suis-je venu troubler cette âme? Surtout, ne bouge pas, ne t'éveille pas. Les mots n'auraient plus le même sens alors. Quand tu dors, je peux croire que mes paroles sont vraies. Ma mort me sépare de toi et ta vie te protège. Nous avons un instant voulu assembler les contraires par la force de l'amour, de ton amour. Vois comme la fleur blanche se fane au soleil et tremble sous la nuit. Son parfum en silence la quitte pour soupirer sa peine. Est-il possible qu'un amour échappe aux mystères de la terre et du ciel ? Le jour va bientôt se lever et avec lui la puissance de la vie. Je n'existe plus pour ce monde. Toi seule as tenté de bannir la loi de la nature, toi seule, ma fleur blanche. Tu voulais réinventer la vie. Mais elle est plus forte que nous. Vois, je m'efface déjà. Par quel pouvoir pouvons-nous résister à son flot silencieux et imperturbable. J'ai cru changer son cours et je me suis noyé. J'ai cru que la main de dieu m'atteindrait, j'ai été foudroyé. Ce matin encore je respirais l'espoir. Tu as raison, il est trop tard pour moi, il n'y a que la vie. Yanina, il faut que tu portes ce flambeau qui était si lourd pour mes épaules. Regarde la terre et aime-la, regarde le ciel et remercie-le. Mais ne cherche plus le bonheur dans les nuages. Laisse-les aux oiseaux. Respire l'odeur de la terre, le matin, écoute le chant des cigales et oublie l'infini. Le ciel est déjà plus clair vers la vallée. Je dois partir à présent. Je retourne au royaume de l'éternité. Mon père, attends-moi, je suis prêt. Je ne chercherai plus à comprendre. Je serai poussière dans l'infini. Alexandre continue à régner parmi les poussières d'étoiles et dans la poussière des chemins. Mais personne ne connaîtra plus Alexandre. Alexandre est mort. La vie renaît. Adieu, mon âme. Tu m'as redonné goût à la vie, la mort peut m'emporter, je ne la crains plus. Et toi, petite fleur blanche, ne rêve pas la vie, fais la fleurir. Adieu Yanina.

     


     

     

    Yanina

    Est-ce le coq qui chante déjà. Les ânes braient dans les champs. Le jour est là. Ta main dans mes cheveux berçait mon sommeil. Alexandre? Alexandre? Parti? Pourquoi n'as-tu rien dit ? Tu n'as pas le droit. Tu es venu à moi, et maintenant? Alexandre ? Alexandre, tu m'as trahie. J'avais bâtie un monde où j'étais le seul maître, la vie m'obéissait, mon âme m'appartenait. Et maintenant ? La mort m'a ravi celui que j'avais créé. La vie se dresse entre toi et moi. Je ne suis qu'un jouet dans la main de la terre. 0 Dieu, Dieu, le ciel m'échappe, le vide m'engloutit. Regarde-moi Alexandre, regarde ce que tu as fait. Tu me tues. Je souffre, mon corps et mon âme souffrent, la mort s'engouffre en moi comme un tourbillon, je sens mes membres s'emplir de ce souffle. Mon coeur est possédé par elle et mon cerveau s'abandonne. Alexandre je meurs. Ce n'est pas encore la mort, qui m'aveugle, ce n'est pas la mort qui m'éloigne de toi. C'est la vie, cette matière qui m'englue et colle à mon corps. Regarde comme elle se sert de moi pour voir et entendre. Mes yeux, fermez-vous, et mes oreilles devenez sourdes ! Ne laissez pas la vie vous prendre à moi. Alexandre, sauve-moi. Sauve-moi. Que me reste-t-il maintenant ? Qu'as-tu fait de moi Alexandre ? J'avais un frère et je l'aimais. Je pleurais parce qu'il partait à la guerre. Ce sont des larmes que je verse à nouveau mais pourquoi, pour qui ? Alexandre pourquoi t'ai-je appelé, pourquoi as-tu entendu mon appel si c'est pour m'abandonner ainsi, me briser, m'ôter toute espérance, toute croyance ? Yanina est morte. La vie l'emprisonne. Etre éveillée par le chant des cigales et respirer l'odeur de la terre le matin. Là-haut peut-être la douleur s'apaisera-t-elle et l'oubli viendra. Je ne veux pas oublier. Je veux que chaque lumière d'étoiles, chaque pierre du chemin me rappellent à toi. Où est Alexandre, il continue à régner. Et tant que je vivrais je porterai le flambeau avec toi. Nous serons deux, malgré la vie, malgré la mort, pour la vie, pour la mort. Ce sera notre unique liberté. Croire que notre amour est possible. Je vaincrai la vie, je refuse de plier sous le poids de la terre. Alexandre tu seras mon guide et ma lumière. Tu apaiseras mes tourments. Expliquez-moi les mystères du ciel et de la terre. Je ne veux plus connaître la vérité si elle m'éloigne de toi. Vois comme je me livre à toi, comme je deviens un être faible et suppliant. Quand donc m'appartiendra la vie ? Quand donc serai-je libre? Je ne veux plus écouter mon esprit malade qui torture mon corps. Dormir, dormir. Rêver que je t'aime.

     


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