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    « Qu'est-ce que tu fais ? » Lucien avança à découvert, sur les galets glissants en bordure de la rivière noire. Sur la rive, Joseph se tenait debout, nu. « Ça se voit pas ? Je pisse. »

    « A poil ? T'as pas vu les boches derrière les bosquets. Tu veux qu'ils visent ta caboche? »

    « Un soldat ne tire pas sur un homme nu désarmé. A quoi ça servirait l'uniforme, certainement pas à nous rendre beau. T'as vu ceux qu'ils nous ont fournis, on est couleur boue. »

    « Oui, mais toujours debout. »

    Tout en répondant à Joseph, Lucien s'était assis pour mieux dégrafer ses chaussures, dérouler ses bandes. Il s'apprêtait à relever son pantalon quand le Napolitain s'approcha d'eux.

    « Alors, le terun, tu viens ? »

    Gianni commençait à ôter son casque et ses vêtements. 

    « Vous êtes devenus fous ! » soupira Lucien.

    Tout autour, la rivière dévalait ses eaux boueuses du printemps, la forêt de mélèzes s'alignait de l'autre côté et s'accrochait aux contreforts de la montagne dressée en pyramide de granit. Dans le sous-bois à moins de quinze mètres en avant, on sentait les autres, planqués, hésitants à attaquer ce petit groupe égaré.

    « L'eau est glacée, je risque pas d'aller plus loin. Ça tombe bien, je sais toujours pas nager. Trois ans sous les drapeaux, y a que dans les tranchées que j'ai pataugé. »

    Joseph était trapu, le nez aplati, les cheveux en bataille, touffus. Après avoir pissé, il avait tranquillement secoué son sexe au-dessus de l'eau. Ce n’était pas la première fois que Lucien le voyait nu. Chaque fois, il admirait la force qui allait des épaules larges, au ventre massif et à la toison noire. Ce n’était pas la première fois que Lucien regardait le sexe de Joseph. Ce n’était pas la première fois. Là, il était au repos, ça lui arrivait de le mettre au garde à vous, quand l'ennui de l'attente lui donnait envie de passer le temps. La présence de ses compagnons lui importait peu dans ces moments-là. C'était même devenu une habitude : à celui qui enverrait son sperme le plus loin de la tranchée ou de l'abri improvisé sous des branches.

    Le Napolitain se mit à siffler un air de son pays, tout en faisant des signes avec la tête, en direction des feuillages qui bruissaient en face.

    « Putain, y vont quand même pas nous attaquer sans notre tenue. »

    Joseph continuait à tremper ses pieds dans l'eau, il prit un caillou bien plat entre ses doigts, et là, s'accroupissant, il commença à viser l'autre rive. Son ricochet tapa cinq fois la surface de l'eau. Le Napolitain siffla entre ses dents pour saluer l'exploit. Joseph était aussi fier que s'il avait visé la tranchée des autres. De l'autre côté, un soldat avança, salua le groupe, s'accroupit et lança une pierre plate. Un, deux, trois, quatre, cinq, six ricochets, le dernier frôla les pieds de Joseph. Puis, l'Allemand se redressa et lentement se déshabilla, et quand il fut absolument nu, il se mit à pisser en toisant Joseph. Très vite, un deuxième Allemand le rejoint. Et Joseph éclata de son rire sonore, applaudit. On ne savait pas si c'était au nombre de ricochets ou à la longue lancée d'urine. Tous les cinq, oubliant l’espace, le temps, riaient comme si la guerre n'avait pas lieu sur cette plage de galets. Après tout, ils étaient les représentants des cultures européennes les plus évoluées, ils n'allaient pas jouer aux sauvages qui s'entretuent pour un gué à traverser.

    Surtout, leurs officiers étaient loin. Ils les avaient envoyé en éclaireurs, eh bien ils éclairaient le monde, dans l'instant d'une trêve qu'ils s'accordaient. On était le 6 mai 1917, le soleil fleurait bon dans les prés alentours et la guerre  sans couleur s'éloignait dans le matin. On leur avait dit de repérer les passages, de lorgner les forces de l'Axe. Et parce que Joseph était un bon grimpeur, parce que le Napolitain connaissait les moindres couleurs de roche et parce que Lucien était toujours partant du moment qu'il accompagnait Joseph, ils avaient pris la route, en rouspétant pour la forme mais au fond, ça leur plaisait d'être ensemble, à marcher plutôt qu'à porter les pierres pour construire des routes improbables ou à se faire canarder par les obus. Y manquait plus que le Russe pour qu'ils soient à l'aise dans leur mission. Mais Dimitri avait été appelé ailleurs par son bataillon. Il aurait aimé, le ruskov, se baigner avec les boches. Il aurait bien été capable de leur parler de la révolution qui grondait dans son pays.


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  • Le soldat - Blessé plusieurs fois, H* lui demanda le coup de grâce.
    L'auteur - C'est un peu triste ta fin, non ?
    Le soldat - Attends, c'est pas fini. Il ne parvint jamais à laisser mourir H*.
    L'auteur - Je préfère, et ensuite ?
    Le soldat - Eh bien, je ne sais pas. Tu es l'auteur.
    L'auteur - Oui mais je manque d'imagination.  Reprenons, on est sur un champ de bataille...
    Le soldat - Sur le front d'Orient.
    L'auteur - Ah bon je croyais que c'était dans les Ardennes. Peu importe. Que se passe-t-il pour un soldat blessé ?
    Le soldat - On le porte à l'hôpital militaire.  A* traîne H* jusqu'à l'hôpital de Verria.
    L'auteur - Verria ?
    Le soldat - Oui ça sonne bien.
    L'auteur - Quelles sont les blessures de H* ?
    Le soldat - H* a perdu deux doigts, main gauche, par éclats d'obus. Coup de baïonnette à l'aine.
    L'auteur - Et le cœur ?
    Le soldat - Ça il l'a déjà perdu, plusieurs fois. Aux bordels de la vie.


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  • Le soldat allemand était dans sa ligne de mire. Joseph le salua de la main. L'Allemand répondit par un clin d'œil, visa la main levée aux doigts écartés. La première balle siffla, juste au-dessus du majeur, la deuxième manqua sa cible. Le Boche gisait la tête pendante, un obus avait accompli le travail. Les éclats avaient atteint la main de Joseph qui dégoulinait de sang, deux doigts pendaient, brisés. Joseph s'affaissa lourdement sur l'un des pitons du front d'Orient. Blessé de guerre. Il aurait préféré remercier l'Allemand, mais la guerre avait fait sa boucherie. Elle visait toujours mal. Joseph s'endormait, il le sentait bien. Au fond du défilé, dans l'eau claire, un crocodile argenté marchait. Sa mâchoire longue et triangulaire laissait entrevoir ses dents carnassières, ses yeux jaunes sans expression, sinon celle du guetteur, fixaient les bords du cours d'eau. Derrière lui un tigre au camouflage brun roux avançait, silencieux, sa puissance l'autorisait à paraître nonchalant. Joseph voulait crier : « Lucien attention à toi ! » Mais le son ne sortait pas. Ça lui faisait mal à Joseph, d'être là couché sans pouvoir alerter son ami. « Lucien, Lucien ! », Joseph avait la gorge trop sèche pour crier, des larmes coulaient le long de ses joues, ses paupières s'alourdissaient. Il avait sauvé sa peau jusque-là mais son ami, Lucien le tendre, qu'allait-il devenir sans son secours ? Le crocodile avait disparu, le tigre s'allongeait, repu ? La force de Joseph l'abandonnait. « Lucien, je suis si fatigué, pardonne-moi. »

    Jusqu'à hier, il avait juré qu'il ne se laisserait pas mourir dans ces montagnes. Il rêvait à ses prairies alpestres, là-bas, près du Roc d'Enfer. Il était dans l'herbe courte de l'alpage du mont d'Hirmentaz. Lorsqu'il regardait l'horizon, il surplombait le lac perle du Léman et derrière lui s'étendait la chaîne du Mont Blanc, son gardien. Il entendait les sonnailles des laitières, placides qui paissaient en relevant parfois la tête à son approche, le petit berger. Ses préférées, les abondances, ironie du sort, avaient été introduites par les Burgondes, germaniques comme les Boches. Délibérément, après trois années de combats, glorieux malgré lui, Joseph était bien décidé de désobéir aux ordres de ses supérieurs. Quels supérieurs ? Ceux de Paris ou ceux qui comme lui se pelaient dans l'hiver ou brûlaient de paludisme et de dysenterie dans les collines surchauffées ? L'obus en avait décidé autrement. Joseph ne serait pas déclaré apostat.

    Il fut rapatrié à l'hôpital militaire de Véria. Il s'éveilla, couché dans un presque lit, sous une large tente blanche. Des infirmières fatiguées s'affairaient et ne manquaient jamais de sourire à tous ces hommes étendus, le regard tourné vers le haut de la tente, loin des étoiles. Joseph avait la main bandée, il n'avait pas encore vu ce qu'il en restait. Le médecin lui annonça que le pouce était sauvé. La main gauche, rien de grave.

    « Vous êtes droitier, Joseph ! La vie continue. Vous avez de la chance.»
    Le poilu avait même évité la cour martiale grâce à un obus de l'armée alliée. Un vrai héros au combat. Il apprit plus tard que le front d'Orient était fini pour lui, il retournerait dans quelques semaines dans sa montagne française, son officier le lui avait promis.
    « Vous avez assez donné Joseph, et nous avons remporté le piton. Les Boches sont trop amochés. »

    Joseph se souvenait du dernier regard du frisé. Un regard pareil au sien : "Ils ne nous auront pas, on s'en sortira." L'obus n'avait pas eu la même vision.


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